Pourquoi il faut lire « L’Invention de l’Afrique », de Valentin-Yves Mudimbe
Trente-trois ans après sa parution en anglais, le livre du philosophe et romancier congolais est publié pour la première fois en français aux éditions Présence africaine. Une œuvre essentielle pour soustraire l’Afrique de la pensée coloniale.
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Mamadou Diouf
Enseignant à l’Université de Columbia (New York), Département des études du Moyen Orient, de l’Asie du Sud et de l’Afrique – Département d’histoire
Publié le 27 décembre 2021 Lecture : 6 minutes.
C’est une ambitieuse aventure, inaugurée dans des essais et des romans qui se présentent comme des mises en scène performatives d’idées érudites. Paru en anglais en 1988 aux États-Unis, L’Invention de l’Afrique. Gnose, philosophie et ordre de la connaissance, de l’écrivain et philosophe congolais Valentin-Yves Mudimbe, vient d’être publié en français, aux éditions Présence africaine. L’ouvrage a acquis, dans les cercles universitaires, la qualité de référence obligée dans les territoires des études africaines et postcoloniales. Il accompagne dans ces champs L’Archéologie du savoir de Michel Foucault et L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident d’Edward Saïd.
Traduit au moment où les débats sur les postcolonies et la décolonialité font rage dans l’espace public hexagonal, le livre aide à mieux appréhender la manière dont se construisent les représentations de l’Afrique et leurs effets. Pour Mudimbe, la France a décolonisé son empire africain sans décoloniser sa propre pensée, et continue de véhiculer ces images d’une Afrique fantasmée. Les interrogations au cœur de sa réflexion dévoilent les opérations de production des connaissances sur l’Afrique et esquissent des propositions pour s’en émanciper.
Déconstruction des sciences sociales
Mudimbe s’est attelé à dégager du territoire des études africaines les inventions de l’Afrique. De manière érudite, il met systématiquement en pièces les multiples images du continent noir véhiculées par la colonisation. Pour cela, il convoque les registres variés des arts, de la littérature, de l’histoire, des religions, des philosophies, de la sociologie, de la géographie et de l’anthropologie.
Les articulations astucieuses des différentes disciplines font l’extraordinaire richesse des opérations épistémologiques menées à l’intersection des sciences sociales et des humanités. L’auteur traque sans merci les figures de l’Afrique au cœur et en marge des grands textes européens qui l’installent dans la géographie du monde. Une Europe négrophobe, au cours du XIXe, ensuite négrophile, au début du XXe siècle, arrogante et condescendante au centre de l’humain ; elle efface l’Européen qui devient l’Homme, et l’Europe, le site singulier de sa réalisation.
Mudimbe traque sans merci les figures fantasmées de l’Afrique au cœur et en marge des grands textes européens
Mudimbe distingue trois littératures qui ont contribué à l’invention d’une Afrique primitive (du XVIIe au XIXe siècles) : les récits exotiques des voyageurs, les interprétations philosophiques relatives à la hiérarchie des civilisations et la recherche anthropologique du primitif et de la primitivité. La réflexion porte, dans le premier chapitre, sur » [le] fait que la civilisation ait procédé pendant longtemps du foyer européen, a entretenu l’illusion que la culture européenne était de droit une culture universelle ». Elle découvre les conséquences de l’invention de l’histoire, de la géographie et de l’ethnologie dans l’interprétation des traditions culturelles non occidentales. Mudimbe s’intéresse au discours chrétien comme un discours immergé dans l’épistème occidental. L’impossibilité de le soustraire de son site épistémologique occidental a pour conséquence une impossible africanisation.
Débats d’actualité
Ces débats, autant sur l’africanisation de l’islam ou l’islamisation de l’Afrique que sur la christianisation de l’Afrique ou l’africanisation du christianisme, restent d’actualité. Ils sont encore aujourd’hui alimentés par la nécessité (ou non) de découpler l’islam de la culture arabe et la chrétienté de la culture occidentale, pour valider leur mission universelle. Les catholiques africains ont participé à ces joutes, contribuant de manière décisive à la convocation du Concile de Vatican II. Mudimbe les confronte.
Pour interroger l’histoire des idéologies africaines, il fait le tour des humanités noires à partir du travail pionnier d’Edward Wilmot Blyden. Il serait, si l’on accorde crédit à Léopold Sédar Senghor, « le précurseur de la négritude et de la personnalité africaine […], le père idéologique de l’unité de l’Afrique de l’Ouest […] et son idéologie pan-nègre, l’ancêtre le plus important du panafricanisme« . La réflexion se poursuit par une lecture rigoureuse des philosophies primitives du père Placide Tempels, des anthropologues tels que Marcel Griaule, Germaine Dieterlen, Mary Douglas, Jacques Jérôme Pierre Maquet, ou encore Kofi Abrefa Busia, Alexis Kagame, Paul Mercier… qui analysent le mythe en tant que code socio-culturel.
La section sur les « horizons de connaissance » lève le voile sur la difformité et l’incohérence des connaissances en Afrique de l’Afrique
Mudimbe convoque ainsi les productions et commentaires des Africains (généralement absents ou marginaux dans la littérature), pour apprécier « la philosophie africaine » et les animateurs des opérations de déconstruction des sciences sociales qui mettent en lumière les dérives et les limites des études africaines. Le philosophe ouvre ainsi une piste pour l’exploration des fondations épistémologiques du discours africain. Dans ses différentes opérations de déconstruction du christianisme, il se pose la question obsédante de la compatibilité des fondations épistémologiques de celui-ci avec les cultures africaines. C’est pourquoi la gnose africaine trouve son expression la plus impressionnante dans l’histoire-anthropologie. Comme toute histoire, elle est en effet la manifestation de la violence du « soi occidental ». En contrepoint, l’Histoire devient une légende, une invention du présent.
Établir des humanités noires
Le détour ouvre sur une riche analyse des théologies africaines et du « récit pour soi » comme moyen critique de compréhension du passé et de ses échecs, afin d’être capable d’agir autrement dans l’avenir . « La section sur les « horizons de connaissance » lève le voile sur la difformité et l’incohérence des connaissances en Afrique de l’Afrique, mises en évidence par l’examen de la constitution, de l’organisation, de la richesse paradoxale, de l’étendue des connaissances elles-mêmes, dont les racines remontent aussi loin que les périodes romaine et grecque et qui attestent d’une incomplétude et de perspectives fondamentalement biaisées . »
Mudimbe n’enjambe pas le moment colonial. Il ne le contourne pas non plus pour le mettre à nu. Il s’installe au cœur de « la bibliothèque coloniale » et utilise ses instruments autrement pour mettre ses connaissances à l’épreuve et intimer à l’Afrique de se mettre à l’ouvrage et d’établir des humanités noires. Croit-il à un retour à l’Égypte ancienne – auquel Cheikh Anta Diop appelle pour nourrir une renaissance africaine – ou à la construction d’archives du temps du monde – lesquelles ne s’ouvrent pas avec la colonisation mais avec le monde antique et arabe – pour rénover un universel pollué par l’Europe dans son expansion impériale ?
Le livre est une leçon de pédagogie pour engager sans complexe et de manière érudite le temps du monde
La musique, la danse, la littérature, le sport mettent fortement en scène cette Afrique multiple dont l’administration de la diversité et le refus des frontières ethniques rigides a été la force. Au moment où l’Europe y replonge avec le rejet du multiculturalisme – relisez certains discours de Nicolas Sarkozy (France), d’Angela Merkel (Allemagne) et de David Cameron (Grande Bretagne) entre 2007 et 2011 et les rodomontades de la gauche, dernier rempart d’une république assimilatrice, une et indivisible – par une géographie du « nous » et « des barbares », le livre de Mudimbe est une leçon de pédagogie pour engager sans complexe et de manière érudite le temps du monde.
Notre temps, celui « du métissage » (Léopold Sédar Senghor), « du rendez-vous du donner et du recevoir » (Aimé Césaire) et du Tout-monde (Édouard Glissant). Tourner le dos à une histoire réduite par l’Europe aux affaires politiques pour une histoire de la vie quotidienne (Rabindranath Tagore). Son invitation : étudier « avec la passion propre à l’Autre, à cet être qui n’a été jusqu’à maintenant qu’un simple objet des discours des sciences humaines et sociales. Un exploit qui, si l’on en croit Toni Morrison (préface de The Radiance of the King), a été accompli par Camara Laye avec Le Regard du roi.
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