Mort sur l’asphalte

Plus d’un million de personnes sont tuées chaque année dans un accident de la circulation.Le fléau est mondial, mais les pays les plus pauvres sont aussi les plus touchés. Que faire ?

Publié le 7 février 2005 Lecture : 7 minutes.

Le chiffre est à la fois peu connu et impressionnant : dans le monde entier, 1,2 million de personnes trouvent la mort chaque année dans un accident de la circulation. Soit plus de 3 300 chaque jour. Près de 90 % d’entre elles sont originaires d’un pays « à faible ou moyen revenu ». Le nombre des blessés oscille quant à lui entre 20 millions et 50 millions. Combien, parmi eux, décéderont au cours des années suivantes ou resteront handicapés à vie ?
Ces statistiques figurent dans le rapport que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a rendu public en avril 2004. « Un patrimoine humain considérable se trouve ainsi anéanti, entraînant de très lourdes conséquences économiques et sociales », a commenté le président français Jacques Chirac dans sa préface à l’édition française du document.
De fait, l’OMS évalue la facture pour les pays les plus démunis à 65 milliards de dollars par an, soit entre 1 % et 2 % de leur Produit intérieur brut (PIB). C’est davantage que l’aide au développement qu’ils reçoivent… Et l’on sait déjà qu’une éventuelle amélioration de leur situation ne fera qu’aggraver cette injustice : la croissance provoquera un développement du parc automobile plus rapide que la modernisation des infrastructures routières. Les statisticiens ont anticipé l’inexorable décalage. Alors que, d’ici à 2020, les décès par accident diminueront de près de 30 % dans les pays à haut revenu, ils augmenteront en moyenne de plus de 80 % dans les pays en développement. Le taux de mortalité a déjà augmenté de 44 % en Malaisie et de 243 % en Chine, où le nombre des voitures a quadruplé en dix ans.
Il y a une logique de la misère qui fait que les inégalités se nourrissent les unes les autres. Le rapport s’efforce ainsi de calculer ce que les experts, dans leur jargon, appellent les « années de vie corrigées de l’incapacité » (AVCI). Cet indicateur statistique additionne les années de vie perdues en raison d’un décès prématuré (par comparaison avec l’espérance moyenne de vie) et les années de vie saccagées par tous les handicaps consécutifs aux accidents. Dans les pays à faible revenu, leur nombre atteindra bientôt 38 millions. Plus de la moitié des victimes d’accidents de la route se situent dans la tranche d’âge des 15-44 ans. Les trois quarts d’entre elles sont « des sujets de sexe masculin » ou, plus exactement, des jeunes actifs qui se trouvaient dans la période la plus productive de leur vie et dont les familles ont été financièrement affectées, souvent ruinées, par leur disparition ou leur handicap. Avec, là encore, de sensibles différences dans le malheur : 32 % des pauvres souffrent d’une baisse de leur niveau de vie. 60 % ont dû emprunter pour couvrir les frais d’obsèques ou financer les soins prodigués au blessé. Ces chiffres, que l’oeil blasé de quelque conseiller ministériel parcourra peut-être un jour négligemment, cachent bien des tragédies. Que de vies définitivement brisées ! De nombreuses familles doivent vendre la plupart de leurs biens, basculent dans l’endettement à long terme et finissent par sombrer dans une pauvreté sans retour. Malgré l’impassibilité technicienne du rapport, on devine à certains endroits que l’expert aimerait se pencher avec compassion sur tant de souffrance et trouver des mots pour convaincre les gouvernements d’agir.
Dans tous les pays du monde, la malédiction routière frappe proportionnellement davantage les plus vulnérables et les plus pauvres. À plus forte raison ceux qui habitent dans les pays eux-mêmes pauvres et vulnérables : pas ou peu de services d’urgences et/ou de rééducation, pas de soutien financier durable pour permettre aux victimes de surmonter les séquelles à long terme de l’accident… Depuis que l’exode rural a provoqué le développement anarchique des villes, les ambulances sont rares, les blessés meurent sur place ou arrivent trop tard à l’hôpital s’ils n’ont pas la chance d’y être conduits par des témoins de l’accident. Au Kenya, qui n’est pas le plus mal loti, un dixième seulement des services de soins sont capables de prendre en charge plus de dix blessés à la fois. Plus nombreux dans les villes, les accidents y sont souvent moins graves que dans les campagnes, où les conducteurs ont tendance à rouler plus vite et où la route traverse de nombreux villages. Les enfants sont les plus durement touchés. Au Mexique, la perte des deux parents dans un accident de la route est la deuxième cause du nombre élevé des orphelins.
Les auteurs du rapport peuvent bien proclamer que « l’accident de la route n’est pas une fatalité », cela n’est vrai, ou partiellement vrai, que dans les pays riches. Dans le Tiers Monde ou les pays émergents, tous les fatalismes se conjuguent au contraire pour perpétuer cette fatalité. Un exemple parmi d’autres. Le rapport met lui-même en évidence cette loi économique selon laquelle le nombre de véhicules à moteur par tranche de 10 000 habitants augmente avec le PIB par habitant. C’est donc un indice de progrès. Mais dans les pays démunis, c’est une avancée à reculons, puisque l’augmentation du trafic provoque une hausse proportionnellement supérieure des accidents – et de leur coût social.
Pour se limiter au cas du seul Vietnam, la progression de 30 % du parc de motocyclettes en 2001 a entraîné une augmentation de 30 % des décès. À l’inverse, il est établi qu’une politique efficace de prévention se traduit non moins automatiquement par des économies considérables en vies et en argent. Le retour sur investissement, disent les experts, chiffres à l’appui, est garanti. L’ennui est que toute prévention commence par coûter avant de rapporter. C’est pourquoi elle est si peu répandue, même dans les pays qui pourraient la financer s’ils en avaient la volonté politique.
Jacques Chirac se targue, dans sa préface, d’avoir fait reculer de 20 % le nombre des victimes de la route, en France, entre 2002 et 2003. Certes, mais combien aura-t-il fallu d’années – et d’existences perdues – pour que nos gouvernants se décident à lutter contre l’insécurité routière ? Dans ces conditions, il est permis de se demander combien de générations seront sacrifiées avant que les pays pauvres trouvent dans une improbable croissance ou des aides extérieures quelques moyens d’agir. Actuellement, c’est l’inverse qui se produit. Plus la croissance est forte, plus le nombre des victimes s’accroît rapidement. Au Brésil, trente mille personnes mouraient sur les routes chaque année (dont 82 % d’hommes dans la force de l’âge), jusqu’à ce que le nouveau code de la route imposé par le président Inácio Lula da Silva commence à inverser les courbes de la fatalité.
À lire certains chapitres du rapport, on ne peut s’empêcher de penser à ces reportages télévisés montrant, dans les mégapoles surpeuplées, de véritables fleuves humains charriant, de l’aube à la nuit, une myriade de piétons, cyclistes et motocyclistes louvoyant acrobatiquement au milieu des minibus, taxis et camions brinquebalants et surchargés (75 % des tués à New Delhi). Tout se passerait évidemment beaucoup mieux s’il existait des trottoirs pour séparer les marcheurs des véhicules, des carrefours giratoires pour fixer les priorités, des codes à respecter, des policiers pour y veiller et des juges pour sanctionner les contrevenants. Bref, tout ce que recommande consciencieusement le rapport, qui dresse même une liste d’autres aménagements moins coûteux : ralentisseurs, inscriptions sur la chaussée, bandes rugueuses qui auraient diminué de moitié le nombre des morts au Ghana. Mais que faire dans des pays dépourvus de tout, dans des villes sans hôpital, des hôpitaux sans urgences, des urgences sans ambulances ? Que faire quand les « facteurs habituels de risque » – vitesse, alcool, délabrement des routes, vétusté des véhicules – sont anormalement élevés et que les usagers de la route ignorent le port du casque ou de la ceinture de sécurité ?
L’OMS voudrait que la sécurité routière devienne le troisième axe de la politique de développement durable, avec la réduction de moitié de l’extrême pauvreté et la diminution « notable » de la mortalité infantile. « Elle est l’affaire de tous », conclut le rapport. Belle formule. Mais le document lui-même, page après page, fait la démonstration que tous n’en ont pas, et que beaucoup n’en auront sans doute jamais, les moyens. L’organisation part d’un voeu pieux : « La volonté politique est essentielle pour obtenir des résultats. » Affirmation aussitôt affaiblie, sinon contredite, par un constat sévère : l’aide à la sécurité routière est nettement inférieure à celle dont bénéficient les autres problèmes de santé de gravité comparable. Elle n’est ni planifiée, ni coordonnée, ni dirigée. Quand l’OMS remarque vertueusement que l’ONU, les ONG et les entreprises multinationales ont « un rôle à jouer », cela signifie qu’elles ne le jouent pas actuellement, à l’exception de quelques rares donateurs : la FIA, la Fondation Volvo, la Fondation Rockefeller. La liste pourrait difficilement être plus courte ! On conçoit que ces institutions ont du mal à collecter des fonds. La cause de l’insécurité routière n’a pas sur les opinions publiques l’impact d’émotion ou de culpabilité des campagnes contre la faim « qui tue quarante mille enfants par an ».
« C’est pourtant un problème auquel il est possible de s’attaquer par une action concertée de toutes les parties concernées », jure Thaksin Shinawatra, le Premier ministre thaïlandais. L’OMS en a donné l’exemple en lançant dans tous les pays cette enquête historique qui a duré plusieurs années et pour laquelle elle a mobilisé des centaines d’experts et conclu avec la Banque mondiale une association dont on voudrait qu’elle ne reste pas symbolique. L’ambition affichée est d’ériger « l’égale protection de tous » en « principe cardinal ». Quel sera le premier pays à proposer de l’inscrire sur la Charte internationale des droits de l’homme ? La Suède, peut-être… En tout cas, son Parlement a été le premier à voter un programme « Vision zéro », dont l’objectif ultime est d’instaurer un système de trafic routier « dans lequel personne ne devrait être tué ni grièvement blessé ».

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