La paix américaine

Publié le 7 février 2005 Lecture : 5 minutes.

Au cours du seul mois de janvier 2005, dans deux pays arabes à majorité musulmane, la Palestine et l’Irak, ont été tenues des élections transparentes et pluralistes. Dans cette partie de la planète qui n’en a guère l’habitude, le scrutin s’est déroulé dans un calme (relatif) et avec beaucoup de dignité.
Et il s’est achevé sur des résultats qui n’ont pas été sérieusement contestés.
Personne, ou presque, dans le monde ne s’attendait à de telles manifestations de vitalité démocratique en territoire arabo-musulman, encore moins dans ces deux pays-là, plus connus pour la violence qui y sévit et les soubresauts dont ils sont le théâtre depuis des années.

La Palestine et l’Irak se trouvent être les deux seuls pays arabes entièrement occupés, et même quadrillés, par des armées étrangères : l’Irak par les États-Unis et une « coalition » d’une vingtaine de pays qui y maintiennent près de 170 000 militaires armés jusqu’aux dents et à la gâchette facile ; la Palestine par quelques dizaines de milliers de soldats israéliens et un nombre indéterminé, mais beaucoup plus élevé, de colons armés*.
Y a-t-il une relation de cause à effet entre l’occupation militaire d’un pays arabe et le fait que s’y tiennent des élections transparentes ?
On pourrait le croire lorsqu’on sait qu’il n’y a pas d’élections vraiment contradictoires et transparentes dans la grande majorité des vingt autres membres de la Ligue des États arabes – et qu’on entend, dans chacun des deux cas, le chef de la puissance occupante se féliciter de l’élection dans le pays occupé et applaudir à son résultat.
C’est ainsi que, dès le dimanche 30 janvier, avant même que le résultat des élections irakiennes ne soit connu, le président Bush n’a pas résisté au plaisir de s’adresser à ses concitoyens et au monde, via les caméras de télévision, pour nous prendre tous à témoin de ce « succès éclatant ».
Et d’y revenir longuement, toujours pour s’en féliciter et « marquer le coup », dans son discours du 2 février sur « l’état de l’Union ».
La plupart des observateurs lui ont emboîté le pas, et les médias ont fait chorus : « Ces deux élections sont une victoire pour l’Amérique et pour la démocratie », ont-ils assuré.

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Je ne partage pas du tout cet avis et vous engage à lire en pages 16 et 17 la réponse circonstanciée de notre collaborateur Patrick Seale à la question qu’il fallait se poser : pourquoi donc les Palestiniens et les Irakiens ont-ils éprouvé le besoin de se déplacer (et ont-ils accepté de courir des risques) pour mettre leur bulletin dans l’urne ?
Quoi qu’en pensent et disent Bush et Sharon, ce que les Irakiens et les Palestiniens ont voulu exprimer en allant voter, ce n’est pas leur soif de démocratie, qui est pourtant réelle, mais leur volonté très forte de recouvrer leur indépendance.
Le vrai message véhiculé par chacun des bulletins de vote est : je veux que cesse l’occupation de mon pays.
Ils n’ont pas les mêmes motivations, s’opposent sur la méthode, mais, en un sens, ceux qui ont jugé bon de s’exprimer par le vote et ceux qui ont choisi l’autre voie, celle de la violence, veulent, les uns comme les autres, voir leur pays libéré de l’occupation.
En vous livrant cette analyse, nous ne voulons que rétablir la vérité et situer l’événement dans une perspective qui nous paraît plus juste que celle tracée par Bush et Sharon et qui emporte, en ce moment, l’assentiment quasi général parce qu’elle paraît satisfaire les desseins des vainqueurs.
« Le meilleur communicateur est… le succès », disait déjà Napoléon Bonaparte.

Cela dit, je voudrais maintenant attirer votre attention sur l’extrême gravité de la situation dans laquelle nous nous trouvons.
Que la politique internationale des États-Unis d’Amérique, conduite et personnifiée depuis le début de 2001 par George W. Bush, et celle, régionale, d’Israël, conduite et personnifiée depuis la même date par Ariel Sharon, soient détestables et à courte vue parce qu’elles ne prennent en compte que les intérêts les plus égoïstes des deux pays, nous en sommes convaincus et l’écrivons ici semaine après semaine.
Et tous les sondages le confirment : dans le monde entier, la majorité des observateurs et des opinions publiques, ainsi que la plupart des gouvernants, en sont persuadés tout autant.
Mais, et c’est là que réside le danger dont nous voudrions vous aider à prendre conscience, la puissance des deux pays et la solidité actuelle de leurs régimes sont telles qu’ils parviennent, en ce moment et, je le crains, pour plusieurs mois, à imposer leurs vues au monde entier.
Ils obtiennent de presque tous l’adhésion ou le silence et, dans beaucoup de cas, réussissent même à faire croire que ce qu’ils décident, exécutent ou font exécuter est juste, bon, non seulement pour leurs pays respectifs, mais aussi pour tous les autres.

Si nous promenons notre regard sur le monde, nous ne voyons en effet que des dirigeants d’ensembles économiques ou politiques, de pays ou d’institutions, terrorisés à l’idée de se mettre en travers des desseins américains (ou israéliens) ou de déplaire aux chefs actuels de ces deux puissances.
Observez les comportements de ces messieurs lorsqu’ils seront dans quelques jours en face de Condoleezza Rice, puis de George W. Bush, écoutez ce qu’ils diront et interprétez leurs silences.
Chirac, Schröder, Zapatero, ex-rebelles, opposés hier à la guerre d’Irak, n’ont, bien évidemment, pas changé d’opinion. Mais ils sont rentrés dans le rang, gardent le silence ou même approuvent – et, en tout cas, cautionnent.
Kofi Annan et l’Organisation dont il est le secrétaire général – Prix Nobel de la paix ! – se gardent désormais de la moindre observation négative sur les élections irakiennes dont ils savent, pour avoir participé à leur organisation, qu’elles sont loin d’être irréprochables. Toute réserve sur la guerre d’Irak, toute allusion au non-respect par les Américains et les Israéliens des conventions internationales, a disparu de leurs propos : chat échaudé craint l’eau froide…
Quant aux dirigeants arabes, tétanisés, ils courbent l’échine devant les admonestations et font ce qu’on leur demande de faire.
Le Japon obéit.
La Chine se tait.
La Russie encaisse.

Il fut un temps où l’on pouvait dire « l’ordre règne à Varsovie ». En ce mois de février 2005, pour décrire l’état du monde et donner une idée de ce qui nous attend, il ne nous paraît pas exagéré de dire : les Américains font la loi et imposent leurs volontés au reste du monde, contestés seulement par quelques hurluberlus, apôtres du terrorisme aveugle, dont chacun des excès accroît la domination et l’arrogance israélo-américaine.
Hier en Afghanistan, aujourd’hui en Irak et en Palestine, demain en Iran et en Syrie, après-demain ailleurs, le pouvoir sera retiré à ceux qui déplaisent pour être confié (sous surveillance) à qui promet d’obéir.
La guerre mondiale contre le terrorisme, qui est sans fin comme on le sait, justifie tous les empiètements, rend plus aisé son propre maintien au pouvoir, même en démocratie, et permet d’étendre sur le monde « la paix américaine », version George W. Bush.
Qui nous libérera du poids de ce « nouvel ordre mondial » et quand nous retrouverons-nous dans un monde où le shérif américain ne sera pas omnipotent ?
À ces deux questions, pour le moment et jusqu’à nouvel ordre, il n’y a pas de réponse.

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*Avec leurs familles, ils étaient 250 000 à la fin de 2004 (contre 236 000 en 2003), compte non tenu de Jérusalem-Est.

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