Algérie : Boualem Sansal revêt de nouveau le costume de lanceur d’alerte
Avec son nouveau pamphlet « Lettre d’amitié, de respect et de mise en garde aux peuples et aux nations de la terre », l’auteur algérien propose une solution radicale pour sauver le monde.
En 2006, Boualem Sansal avait publié un essai-pamphlet intitulé Poste restante : Alger et sous-titré Lettre de colère et d’espoir à mes compatriotes. À vrai dire, le discours qu’il adressait aux Algériens privilégiait assurément la colère – contre le régime, s’entend – à l’espoir. Il évoquait, s’agissant de l’Algérie, « son histoire falsifiée, son présent émietté, ravagé, ses lendemains hypothéqués », et, s’agissant du peuple algérien, des hommes « pris dans les filets de la dictature et du matraquage idéologique et religieux, désabusés jusqu’à l’écœurement » et des enfants « menacés en premier ». Côté espoir, rien d’exaltant sinon l’improbable perspective de pouvoir « tout démolir pour tout rebâtir ».
Quinze ans plus tard, aujourd’hui, il reprend cette veine polémique dans une nouvelle « lettre », fort bien écrite, en ne craignant pas d’élargir son propos vigoureux à la terre entière dont les peuples et les nations sont selon lui dans un état aussi désespéré que celui qu’endure, depuis les lendemains de l’indépendance, les Algériens.
Situation « orwellienne »
Pourquoi publier un tel texte aujourd’hui ? Quand on lui demande s’il s’agit d’un appel au sursaut à l’heure du dérèglement climatique et de la crise de la mondialisation porteuse de graves inégalités, il répond qu’il s’agit certes de cela mais aussi de bien plus que cela, de bien plus que ces symptômes d’un mal plus profond. Sensible, dit-il, à ce qu’on entend partout sur le déclin des civilisations voire sur une marche inexorable vers la fin du monde, il pense que ce qui est aujourd’hui en jeu – il l’écrit tel quel dans ce livre – c’est « la survie de l’espèce » et peut-être « la survie de la vie elle-même ». Après une longue description de la situation « orwellienne » dans laquelle se débat toujours actuellement l’Algérie, il dénonce ainsi comment, au-delà de ce cas caricatural, tous les pays sont confrontés aux méfaits catastrophiques « des assassins, des corrompus et des jean-foutre » qui sont à la tête des États, des armées et des multinationales.
L’homme peut être bon et n’est pas voué à être un « soumis volontaire »
Il désigne plus précisément quatre catégories de « destructeurs », c’est le mot qu’il emploie, responsables de la situation tragique des terriens et dont les bras séculiers sont « les dictateurs », autrement dit les gouvernements et institutions « qui prétendent parler au nom du peuple (…), déchu de son droit souverain de mener sa barque comme il l’entend ».
Pour aller vite, il estime que 90 % de « nos plus grands malheurs » sont dus aux conséquences de ce que nous imposent : 1) l’argent (et ses corollaires, le marché et l’appétit du gain), « le roi des destructeurs depuis la fin de l’économie de troc » ; 2) la religion, avec aujourd’hui l’islam en tête puisqu’ »il est aux manettes », cette « hypothèse » qui ne devrait être « qu’une explication admise provisoirement pour vérité dans l’attente que l’expérience vienne la démontrer ou l’infirmer » et qui ne peut s’empêcher de tenter « une conquête planétaire » ; 3) le fast-food, autrement dit ce dérèglement, notamment mais pas seulement alimentaire et sanitaire, qui empoisonne la société et, sous prétexte de procurer du plaisir, est devenu une véritable « industrie de la mort » ; 4) les jeux d’arène, soit le champion toutes catégories au niveau du bilan des morts depuis que l’humanité existe à travers les guerres et leurs équivalents moins spectaculaires mais tout aussi ravageurs (de la délinquance à tous les « jeux » directement ou indirectement violents).
Ultra-optimiste ou désespérance totale ?
Bien entendu, nous simplifions là outrageusement les propos certes pamphlétaires mais argumentés du lanceur d’alerte Boualem Sansal. Qui, plus ou moins à l’instar d’un Jean-Jacques Rousseau, croit que l’homme peut être bon et n’est pas voué à être un « soumis volontaire », à la fois la victime et l’agent de facto de son malheur en laissant agir les « destructeurs ».
Pour ne pas condamner son lecteur au désespoir, il appelle à l’adoption d’une « constitution » – il propose un projet comprenant 12 articles garantissant la liberté des individus et imposant la mort des institutions qui nous gouvernent actuellement – qui accompagnerait « la naissance de la République mondiale des Hommes libres ». Peut-on envisager une révolution ou au moins des révoltes qui conduiraient à un tel résultat ? C’est évidemment une utopie, même si, à son échelle, un mouvement comme le Hirak algérien, montre, pense-t-il, qu’un sursaut des peuples reste toujours possible.
Que fera Boualem Sansal après avoir lancé cet appel dont on ne sait s’il est le fruit d’une vision ultra-optimiste ou d’une désespérance totale quant à l’avenir de l’humanité – deux sentiments qui coexistent chez lui (« je suis optimiste tous les matins en me levant et pessimiste le soir après qu’au fur et à mesure du déroulement de la journée, j’ai vu l’état du monde », nous confie-t-il avec son humour inaliénable) ?
Il se félicite de savoir que son maître-ouvrage de 2008 Le Village de l’Allemand va bientôt être adapté au théâtre avec une première prévue au festival d’Avignon. Et il entend se mettre lui-même à concevoir une adaptation théâtrale de son avant-dernier livre (Abraham, 2020). Avant de reprendre sans doute l’écriture d’un roman en chantier depuis fort longtemps et dont une bonne partie du décor se situe en Algérie à l’époque, dans les années 1960, où le pays et sa capitale, hôtes de tant de personnalités combattantes comme Che Guevarra, Nelson Mandela ou Jane Fonda, étaient connus comme « la Mecque des révolutionnaires ».
Lettre d’amitié, de respect et de mise en garde aux peuples et aux nations de la terre, de Boualem Sansal, Gallimard, 104 pages, 12 euros.
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