Ioulia Timochenko

Derrière les traits angéliques du nouveau Premier ministre ukrainien se cache une froide détermination. Son parcours dans le monde des affaires puis de la politique témoigne d’une belle constance dans l’ambition.

Publié le 7 février 2005 Lecture : 6 minutes.

A voir son teint de porcelaine et sa coiffure de poupée folklorique une tresse blonde couronne son visage de madone slave , on lui donnerait le bon Dieu sans confession. Et pourtant, Ioulia Timochenko est un charmant, mais tyrannique Machiavel en jupons. Qu’on
en juge : au terme de plusieurs semaines de crise politique, Viktor Iouchtchenko vient à peine de l’emporter sur son rival Viktor Ianoukovitch (voir J.A.I. n° 2291) et de prêter serment que la belle Ukrainienne, qui l’a énergiquement secondé dans ces heures graves, claironne qu’elle sera le Premier ministre du nouveau président. Qu’importe si cinq autres candidats sont sur les rangs. Qu’importe si l’est du pays lui est hostile et si le grand voisin russe regimbe. « Tout a été couché sur le papier en juin dernier », soutient l’intrépide héroïne de la « Révolution orange », invoquant un accord entre Iouchtchenko
et le « Bloc Timochenko », la coalition de centre-droit qu’elle dirige et qui porte modestement son nom.
Et en effet, comme si tout était écrit et son destin scellé, le 24 janvier, Ioulia est nommée Premier ministre. À peine daigne-t-elle savourer son succès : « Le gouvernement est formé à 100 % et 100 % des gouverneurs ont été choisis », lance-t-elle alors qu’elle n’a pas encore soumis ses propositions au président ni obtenu l’investiture du Parlement (ce sera chose faite le 4 février).
Tambour battant, donc, la Timochenko poursuit son ascension, irritant les uns, laissant les autres béats. Mais derrière ses traits angéliques perce une froide détermination. Serait-elle programmée pour gagner ?
Son parcours dans le monde des affaires puis en politique témoigne à tout le moins d’une belle constance dans l’ambition. Ses revers de fortune ? Vite dominés et expédiés aux oubliettes d’un coup d’escarpin rageur. Car Ioulia reste une révolutionnaire élégante jusque sur les barricades : on l’a vue, toute de blanc vêtue, haranguer et galvaniser la foule qui campait sur la place de l’Indépendance à Kiev pour réclamer que les élections truquées soient annulées et qu’un troisième tour soit organisé. Pasionaria chic qui n’a pas honte d’être riche, Timochenko assume. Sous un look glamour, cette fausse blonde masque des rancunes tenaces qui lui valent, en retour, des haines tout aussi virulentes.
Égérie du camp démocrate, de l’occidentalisation à tous crins et de l’ouverture à l’Union européenne (UE), Ioulia Timochenko est la bête noire de ses compatriotes russophiles de l’Est. Et pourtant, elle est des leurs ! Née le 27 novembre 1960 dans la ville industrielle de Dniepropetrovsk, pépinière des cadres locaux du régime soviétique jusqu’à l’indépendance de l’Ukraine en 1991, Ioulia la russophone parlait à peine l’ukrainien jusqu’à cette date. Ses ennemis en profitent pour rappeler que son nom de jeune fille, Grigyan, est arménien. Ses amis, eux, préfèrent lui prêter celui de sa mère, Telegina, à consonance plus typiquement « nationale »… Quoi qu’il en soit, elle se débarrasse assez vite de son nom pour épouser, à 19 ans, Alexandre Timochenko, un bureaucrate du PC, dont le père, Guennadi, est un éminent cadre régional. Le couple a une fille, Evguenia, aujourd’hui âgée de 25 ans.
En 1984, Ioulia obtient son diplôme en économie et cybernétique de l’université
d’État de Dniepropetrovsk. Elle entame sa carrière à l’usine Lénine de construction mécanique avant de profiter de la perestroïka gorbatchévienne pour lancer, avec son mari, l’une des premières chaînes de location de cassettes vidéo. En 1991,
surfant sur la vague de l’indépendance, elle s’implante sur le marché de l’énergie et fonde la Compagnie ukrainienne du gaz. Elle se lie d’amitié avec le gouverneur de la région, Pavel Lazarenko. Un bon choix : son protecteur devient le Premier ministre du président Leonid Koutchma, élu en 1994 et lui-même natif de Dniepropetrovsk.
En 1995, Lazarenko propulse la jeune femme à la direction de la compagnie privée SEU (Systèmes énergétiques unis d’Ukraine). Les contrats pleuvent… et avec eux les pots-de-vin, prétendent ses détracteurs. « La princesse du gaz », comme on la surnomme, est à la tête de l’une des plus grosses fortunes du pays. Pendant deux ans, Ioulia s’impose brillamment dans le monde des affaires. Certes, elle utilise ses relations avec
les apparatchiks de l’ancien régime, mais elle se révèle une organisatrice et une gestionnaire remarquable. Tout aussi douée dans l’art de l’esquive, elle sort indemne de la chute ignominieuse de Lazarenko, arrêté en 1999 et condamné en juin 2004 aux États-Unis
pour « escroquerie et blanchiment d’argent ». Elle a su se séparer de lui à temps et rester en grâce auprès du président Koutchma, dont elle est la protégée.
En décembre 1999, le nouveau Premier ministre, un certain Viktor Iouchtchenko (qui entrera plus tard dans l’opposition), lui propose le poste de vice-Premier ministre et le portefeuille de l’Énergie. Entretemps, l’insatiable Ioulia est entrée en politique : élue députée de la région de Kirovohrad, elle préside la commission parlementaire du Budget.
Au gouvernement, elle restructure le secteur de l’énergie et parvient à apurer la dette gazière de l’Ukraine vis-à-vis de la Russie. Mais forte de ce succès, l’ex-oligarque surprend son monde en s’attaquant avec une redoutable efficacité aux pratiques douteuses de ses anciens collègues. Dès lors, les ennuis commencent. Le président Koutchma, qui l’a prise en grippe, la limoge en janvier 2001. Gêné, clame-t-elle, par un combat contre un système qu’il tolérait (si ce n’est plus) avec bienveillance. Poursuivie par la justice pour « falsification de documents et contrebande », emprisonnée pendant plus d’un mois en février, Ioulia se défend bec et ongles. Sa position n’a pas varié depuis : non seulement aucune preuve n’aurait été apportée à son encontre, mais elle se prétend victime d’un complot ourdi par ceux que son combat dérange. Au premier rang desquels Koutchma.
Peu après sa libération, elle sort indemne d’un accident de voiture, crie à l’attentat, se dit surveillée. L’oligarque impopulaire se mue en martyre de la démocratie. Elle dénonce la corruption du régime, accuse le président d’avoir fait supprimer le journaliste d’opposition Georgy Gongadze à la fin de 2000… Mais Ioulia ne se montre pas toujours aussi tranchante. Elle sait convaincre et séduire lorsqu’il le faut. Elle parvient ainsi à fédérer l’opposition, regroupant dans le « Bloc Timochenko » des partis hétéroclites et ouvrant ainsi la voie à une large alliance pour la présidentielle de décembre 2004. Renonçant à briguer le poste, elle mise sur celui de Premier ministre et apporte un soutien sans faille au candidat Iouchtchenko.
Son programme ? « L’État pour les gens et non les gens pour l’État », « séparer le monde des affaires de celui du pouvoir », résorber la pauvreté, réformer le système judiciaire. Pour sortir l’économie de l’ornière, elle compte améliorer les rentrées fiscales en luttant contre la corruption. Pour trouver les 3 milliards de dollars nécessaires à la revalorisation des retraites, elle pourrait remettre en question certaines privatisations décidées par l’ancien gouvernement et lancer de nouveaux appels d’offres. Timochenko s’est aussi fixé pour objectif l’adhésion de l’Ukraine à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) pour la fin de l’année et le rapprochement avec l’UE. Et, multipliant les interviews dans la presse russe, elle appelle à une amélioration des relations entre Kiev et Moscou. Piquant lorsqu’on sait qu’elle est sous le coup d’un mandat d’arrêt en Russie pour « des versements de pots-de-vin » à des responsables du ministère russe de la Défense (Koutchma avait la main longue). Elle y est d’ailleurs encore plus détestée que Iouchtchenko, ayant été la plus vindicative à l’égard du candidat Ianoukovitch, le protégé de Koutchma et de Vladimir Poutine.
Pour calmer le jeu, le nouveau président ukrainien a fait son premier voyage officiel à Moscou. Il aurait obtenu de Poutine l’assurance que Timochenko ne risquera plus d’être arrêtée en cas de visite sur le territoire russe. Entre pragmatiques liés par des relations économiques et des intérêts stratégiques, tout devrait pouvoir s’arranger…

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