Un noir à la Maison Blanche ?

Son père était kényan. Sa mère, blanche et native du Kansas. Alors que s’ouvre la campagne des primaires pour la présidentielle américaine du mois de novembre, il est plus que jamais dans la course à l’investiture démocrate. Itinéraire d’un ovni de la pol

Publié le 7 janvier 2008 Lecture : 11 minutes.

Il est jeune (46 ans), optimiste jusqu’à la naïveté, intelligent et sympathique. Le 10 février 2007, à Springfield, Illinois, sur les lieux même où, en 1858, le futur président Abraham Lincoln, dans un discours historique, appela l’Amérique à rejeter la ségrégation raciale, il a symboliquement lancé sa campagne pour les primaires du Parti démocrate et, au-delà, l’élection présidentielle du mois de novembre. Après la nauséabonde « révolution conservatrice » déclenchée il y a sept ans par la secte Bush et ses alliés, Barack Hussein Obama fait souffler un vent d’air frais. L’Amérique a l’impression de respirer un peu mieux. Et le monde entier avec elle.
Mais la route est encore longue et semée d’embûches. Des snipers qui ne sont pas tous républicains l’attendent à tous les coins de rue. « Il a choisi l’un des endroits les plus dangereux au monde : celui qui sépare Hillary Clinton de la Maison Blanche », s’amuse l’hebdomadaire britannique The Economist. Démarrée sur les chapeaux de roue, la campagne du sénateur de l’Illinois a paru s’essouffler au début de l’automne avant de repartir de plus belle en novembre. Le 3 janvier, il a nettement remporté le caucus de l’Iowa, qui ouvrait la campagne des élections primaires, devant l’ancien sénateur John Edwards et l’ex-First Lady.
Bien entendu, rien n’est joué, Hillary Clinton reste la favorite des sondages, mais ce premier succès peut provoquer un effet d’entraînement. On en saura un peu plus après les primaires du New Hampshire, le 8 janvier, et de Caroline du Sud, le 26.
Barack Obama est un ovni, une rock star de la politique à la manière des frères Kennedy ou du jeune Bill Clinton. Il a suffi de deux livres à succès – Dreams from My Father (1995), une autobiographie dont la version audio a obtenu un Grammy Awards, et, surtout, The Audacy of Hope (2006)1, pour lequel il a touché un à-valoir de 2 millions de dollars -, puis d’un discours enthousiasmant devant la convention démocrate, qui, en juillet 2004, envoya le pauvre John Kerry au casse-pipe électoral contre George W. Bush, pour susciter une incroyable « Obamania » et propulser sur orbite le jeune avocat métis presque inconnu.
Des mois durant, il a fait la une des news magazines. On l’a vu en maillot de bain, surpris (?) par des paparazzis telle une naïade sortant des flots. Ou posant en papa poule avec femme (la très photogénique Michelle) et enfants. Dans les trous paumés du Midwest, ses meetings rassemblent des centaines de personnes, et souvent bien davantage, tandis que sur le Net une fausse blonde court vêtue roucoule : « Je craque pour Obama. Bébé, tu es le meilleur candidat ! » « Comparée à moi, Paris Hilton [la bimbo jet-setteuse] mène une vie de recluse », rigole-t-il.
La campagne de promotion de son dernier bouquin a provoqué des bousculades dignes d’une tournée des Rolling Stones à la grande époque. Barack, qui signifie « béni des dieux » en swahili, apparaît souriant, décontracté, ne dit pas grand-chose mais le dit fort bien : aussitôt, les groupies transpirent. Hollywood ne s’y est pas trompé : de George Clooney à Halle Berry en passant par Steven Spielberg, Matt Damon ou Barbra Streisand, le gratin gauchisant de l’industrie de l’entertainment s’affiche à ses côtés – même s’il se garde bien de couper les ponts avec ses concurrents. Oprah Winfrey, la superstar africaine-américaine des médias, jure qu’il est « son homme » et n’a pas hésité à partir en campagne avec lui sur les routes de l’Amérique profonde. Quant à George Soros, le financier people, il mobilise à son profit ses amis milliardaires. Et avec quel succès ! En matière de fund rising, la collecte de subsides électoraux, Obama fait jeu égal avec sa rivale – ce qui n’est pas une mince performance.
Moderne, ouvert, consensuel, il veut en finir avec « le psychodrame de la génération des baby-boomers ». La politique, explique-t-il, est devenue « si dure, si partisane, tellement tributaire de l’argent et des réseaux d’influence que nous ne sommes plus capables de nous occuper des grands problèmes qui appellent des solutions urgentes ». Comme l’éducation, la défense de l’environnement, la lutte contre le sida ou pour la sécurité alimentaire. Pour lui, les États-Unis ne sont ni noirs ni blancs ni hispaniques ni asiatiques, mais unis, tout simplement. Un « endroit magique », s’extasie-t-il.

Cet angélisme s’explique-t-il par son histoire personnelle2 ? L’étoile montante du Parti démocrate est le fruit d’une brève rencontre. En 1959, sur les bancs de l’université d’Hawaii, à Honolulu, un jeune Kényan bien sous tous rapports – il est grand, beau, élégant, parle avec une pointe d’accent britannique et se nomme, lui aussi, Barack Obama -, fait la connaissance de Stanley Ann Dunham, une Blanche native du Kansas un peu indienne sur les bords (elle a du sang cherokee), que, très vite, il épouse. À l’époque, les unions « mixtes » sont l’exception, mais la jeune femme est sans préjugé : c’était « une progressiste humaniste », « un esprit libre », se souvient l’une de ses anciennes amies. Barack Jr voit le jour le 4 août 1961.
Son diplôme d’économie en poche, son père intègre la prestigieuse université Harvard, à Cambridge, Massachusetts, laissant femme et enfant à Honolulu, puis, en compagnie d’une autre dame (une Blanche prénommée Ruth), rentre au Kenya où l’attend un poste de conseiller économique du président Jomo Kenyatta, le père de l’indépendance, mais aussi une première épouse, noire celle-là, dont il a déjà deux enfants et en aura, par la suite, trois autres. Tout le monde suit ? Plus tard, il intègre le ministère du Tourisme, dont il finit par être évincé pour de détestables raisons : il est membre d’une ethnie minoritaire, les Luos. Aigri, il sombre dans l’alcoolisme, malmène à l’occasion sa (nombreuse) famille et, en 1982, trouve la mort dans un accident d’automobile. Il n’aura revu Barack Jr qu’une seule fois, en 1971, à l’occasion d’un Noël hawaïen. Ce père absent et idéalisé a-t-il joué un rôle dans la soif de reconnaissance – pour ne pas dire l’ambition dévorante – manifestée ultérieurement par son fils (qui a longtemps tout ignoré de sa vie chaotique) ? Rien n’interdit de le penser.
Désormais divorcée, Ann Dunham épouse en secondes noces un étudiant indonésien, Lolo Soetoro, dont elle aura une fille prénommée Maya, et, en 1967, s’installe à Djakarta. « Barry », comme on le surnomme affectueusement, est du voyage. Propulsé en terra incognita, il s’adapte. « Cela m’a pris moins de six mois pour apprendre la langue, les coutumes et les légendes de l’Indonésie. J’ai survécu à la rougeole, à la varicelle et aux coups de trique de mes professeurs », écrit-il dans Dreams from My Father.
Il fréquente un établissement catholique privé, puis une école publique ouverte aux non-musulmans – que, quarante ans plus tard, ses adversaires conservateurs tenteront avec une rare mauvaise foi de présenter comme une « madrasa ». Barry est un peu turbulent, rechigne à ânonner le Coran, traîne avec ses petits camarades et manque, dit-il, de devenir « un garçon des rues ». Sentant le danger, sa mère, dont les relations avec son second mari – qui se révèle au pays moins cool qu’il ne l’était à l’étranger – se dégradent, décide de le rapatrier d’urgence à Honolulu.

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Nous sommes en 1971. Barack Obama a 10 ans et, au terme de cette petite enfance vagabonde, se retrouve pourvu de trois familles : l’une blanche, américaine et protestante ; l’autre indonésienne et musulmane ; la troisième, kényane et religieusement composite. Un vrai village planétaire !
Pris en charge par ses grands-parents maternels, Barry ne sait plus à quel saint se vouer. Entre le monde des Blancs et celui des Noirs, il hésite et louvoie : le racisme des uns le révulse, les fanfaronnades ethniques des autres l’embarrassent. Il se cherche une identité. À l’Occidental College de Los Angeles, où il commence ses études supérieures, il lit James Baldwin, Richard Wright et Malcolm X, milite contre l’apartheid en Afrique du Sud, fait du sport (surf, basket-ball) et s’efforce de noyer ses problèmes dans l’alcool, la coke et la marijuana. D’épais nuages de marijuana. « Junkie accro à l’herbe : en tant que jeune Noir, voilà le rôle qu’on s’attendait à me voir jouer », avouera-t-il plus tard.
Au début des années 1980, changement de décor – il intègre Columbia University, à New York – et de cap : il se concentre désormais sur ses études, court 5 km par jour, jeûne le dimanche et se tient à distance plus ou moins respectueuse des filles. En 1983, il est licencié en sciences politiques et devient conseiller financier d’une multinationale. Une carrière dorée s’ouvre devant lui. Trois ans plus tard, il y renonce sans crier gare et devient animateur social dans le quartier de South Side, l’un des plus déshérités de Chicago.
En 1988, après un premier séjour au Kenya, il reprend ses études. À Harvard, cette fois. Il préside la prestigieuse Harvard Law Review – premier Noir dans ce cas depuis la fondation de l’établissement, il y a plus de trois siècles ! – et, en 1991, obtient son diplôme avec les félicitations du jury. Les offres d’emploi alléchantes affluent. Il décline tout, rejoint un modeste cabinet d’avocats spécialisé dans la défense des victimes de discriminations et, parallèlement, enseigne le droit constitutionnel, à Chicago. Pendant ses études à Harvard, il a rencontré Michelle Robinson, une brillante étudiante noire, future diplômée de Princeton (elle dirige aujourd’hui un grand hôpital public de Chicago). Les jeunes gens se marient en 1992 et auront deux enfants : Malia Ann (8 ans) et Natasha (6 ans). Aujourd’hui encore, ils forment un couple uni et apparemment sans ?histoire, très représentatif en tout cas de la nouvelle classe moyenne noire.
Incurable idéaliste, très sensible de surcroît à la « question sociale », Obama se lance dans la politique locale. En 1996, il est élu sans coup férir au Sénat de l’Illinois, où il se montre à la fois actif, pragmatique et très – trop, selon ses détracteurs – enclin au compromis. Un conseiller de Bill Clinton, l’avocat (black) Vernon Jordan, le repère et l’introduit à Washington, où il rencontre bientôt John Kerry. En novembre 2004, il est le troisième Noir de l’Histoire à être élu au Sénat des États-Unis. La suite est connue.

S’il revendique l’héritage de la lutte pour les droits civiques et révère Martin Luther King et Nelson Mandela, il ignore l’esprit de ghetto, le repli communautaire. Il ne lui est jamais venu à l’idée de culpabiliser les Blancs pour leurs exactions ségrégationnistes passées. Du coup, une majorité de Noirs peinent à se reconnaître en lui. Ses ancêtres n’ayant jamais travaillé comme esclaves dans les champs de coton, certains vont jusqu’à lui contester sa « négritude ». Pour eux, Obama est « un étranger ». « Il se comporte comme un Blanc », persifle le révérend Jesse Jackson, qui échoua à deux reprises (1984 et 1988) à obtenir l’investiture démocrate et n’observe pas sans aigreur les succès de son lointain successeur (voir encadré). Pour de nombreux Blancs, en revanche, il a le profil du gendre idéal.
Jamais un Noir – ni aucun membre d’une quelconque minorité – n’était parvenu à dépasser à ce point les vieux clivages ethniques et idéologiques. « Par certains côtés, explique le candidat, l’Amérique vit dans le passé. Le discours politique noir reste très ancré dans les années 1960 et le Black Power. Mais je ne crois pas que cela corresponde aux préoccupations des électeurs, qu’ils soient noirs ou blancs. Ce qui les préoccupe, c’est de trouver un emploi, de pouvoir faire le plein d’essence et de financer les études de leurs enfants. » Sa base électorale, ce sont les Américains relativement aisés et bien éduqués de l’upper middle class. Il l’emporte également chez les jeunes (18-30 ans), lesquels, malheureusement pour lui, se rendent aux urnes moins volontiers que leurs aînés.
Face à lui, cette « tueuse » politique qu’est la sénatrice de New York a pour elle son expérience de parlementaire et d’ex-First Lady, une machine électorale rodée de longue date, de tentaculaires réseaux d’influence et le réservoir de suffrages virtuels que constitue l’électorat féminin. Et puis, il y a le soutien sans faille de son mari, qui, dit-il, se verrait bien en « First Laddy » (« premier mec »). L’immense popularité de Bill, ce bateleur surdoué, dans la communauté noire et bien au-delà rejaillit inévitablement sur elle, même si elle est loin de posséder son charisme. Outre son image de lawyer cynique et calculatrice, le principal handicap d’Hillary est évidemment son soutien passé à la désastreuse aventure irakienne. L’aile gauche de son parti ne le lui a jamais pardonné et le lui fera payer lors des primaires. Et la droite républicaine ne lui en témoigne nulle gratitude. Toutes obédiences confondues, 40 % des électeurs jurent qu’ils ne lui apporteront en aucun cas leurs suffrages. Un récent sondage la donnait d’ailleurs perdante contre tous ses challengeurs républicains.
Obama, lui, a toujours été très clairement opposé à l’invasion de l’Irak, non par pacifisme de principe, mais parce qu’il s’agit à ses yeux d’une guerre « stupide ». Cela aurait pu lui ouvrir un boulevard à gauche, si l’ex-sénateur John Edwards, le colistier de Kerry en 2002, n’occupait depuis longtemps le terrain. Reste qu’on a parfois un peu de mal à discerner la cohérence de ses prises de position en matière de politique étrangère. Un jour, il suggère d’intervenir militairement au Pakistan – qui, aux dernières nouvelles, est encore un État souverain – afin de capturer les chefs d’Al-Qaïda. Un autre, il se déclare disposé à rencontrer, sans conditions, les dirigeants iraniens, syriens, nord-coréens, cubains et vénézuéliens – toutes les bêtes noires de l’administration Bush.
Hillary a donc beau jeu de dénoncer son « irresponsabilité » et sa « naïveté. « Le fait d’avoir vécu à l’étranger jusqu’à de l’âge de 10 ans ne prédispose pas forcément à affronter les défis complexes qui sont le lot d’un président américain », raille-t-elle méchamment. À quoi le sénateur réplique du tac au tac : « Tous ces gens qui critiquent mon prétendu manque d’expérience sont ceux-là mêmes qui ont fait preuve de suivisme et d’un incroyable manque de discernement en soutenant une guerre [celle d’Irak] que je juge désastreuse. »
On l’aura compris : commencée de manière relativement courtoise, la campagne des primaires se durcit. Désormais, les couteaux sont sortis et tous les coups permis. Le jeune sénateur de l’Illinois tiendra-t-il le choc ? Lors des débats télévisés qui ont opposé les candidats démocrates, il a parfois eu du mal à sortir des « abstractions vaporeuses » (The Economist). On l’a vu tantôt fringant, pugnace, brillant. Et tantôt hésitant, flottant, languissant. « Il voulait changer la politique, la politique est-elle en train de le changer ? » s’interroge le magazine Time.
Les Américains sont pour leur part exposés à bien davantage qu’un simple changement : une véritable révolution copernicienne. Pour la première fois, ils ont la possibilité de porter un Noir à la Maison Blanche. Ou, à défaut, une femme. Prions pour qu’effrayés de leur propre audace ils ne finissent pas par se réfugier dans les bras d’un obscur bigot du Midwest (Mike Huckabee) ou d’un néoconservateur de la vingt-cinquième heure (Rudolph Giuliani). Allez, voyons, encore un effort !

1. Traduit en français sous le titre : L’Audace d’espérer. Une nouvelle conception de la politique américaine. (Presse de la Cité et Nouveaux Horizons).
2. Pour de plus amples informations biographiques, voir notamment Dreams from My Father : a Story of Race and Inheritance, par Barack Obama (Marian Wright Edelman), et L’Amérique de Barack Obama, par François Durpaire et Olivier Richomme (Demopolis).

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