La grande désespérance

Depuis la chute de la dictature, en avril 2004, rien n’a vraiment changé. Le cycle infernal de la misère, de la violence et de la corruption n’est pas près d’être brisé !

Publié le 7 janvier 2008 Lecture : 5 minutes.

Dans les rues de Port-au-Prince, les visages trahissent la lassitude. Le matin même à la radio, Denja Fasou, le représentant de l’Unicef, a annoncé que onze enfants avaient été enlevés en novembre, soit plus que le mois précédent. En matière de sécurité, les autorités haïtiennes tiennent un discours immuablement rassurant, mais la vérité est que les gangs armés jusqu’aux dents de Cité Soleil ou de Bel Air, ces territoires de non-droit en plein cur de la capitale, kidnappent, mutilent ou tuent en toute impunité. Et que certaines villes de province comme Gros-Morne, Cap-Haïtien, Les Gonaïves ou Cabaret ne sont pas épargnées. Au total, une vingtaine de personnes, adultes compris, ont été enlevées en un mois.
Véronique Taveau, la porte-parole locale de l’organisation onusienne, évoque le cas du petit Schneider Hervil, 7 ans, dont le corps atrocement mutilé a été découvert il y a quelques semaines à Cabaret. Ses ravisseurs exigeaient une rançon de 20 000 dollars, mais ses parents n’avaient pu réunir que 680 dollars « Nous sommes las de cette barbarie, se lamente un commerçant du centre-ville. Personne ne croit plus aux promesses des politiciens. »

Espérance de vie : 50 ans
En mars 2006, l’élection à la présidence de René Préval avait pourtant suscité des espoirs, hélas vite déçus. L’inflation a repris de plus belle, le taux de chômage avoisine officiellement 60 %, le produit intérieur brut par habitant ne dépasse pas 469 dollars – par an, bien sûr – et l’espérance de vie est inférieure à 50 ans pour les hommes (54 ans pour les femmes). Pour ne rien arranger, les fantômes des Duvalier, cette dynastie de dictateurs qui, trois décennies durant, mit le pays en coupe réglée, continuent de rôder. Celui de Jean-Bertrand Aristide, leur successeur, aussi. Celui-ci réussit à transformer les rêves de démocratie suscités, en 1986, par la chute de « Baby Doc » (Jean-Claude Duvalier) en un interminable cauchemar. Jusqu’à ce jour d’avril 2004 où il fut contraint de démissionner sous la pression des Américains
Préval, qui fut son Premier ministre, incarne aujourd’hui une certaine « sérénité », même si ses détracteurs, les intellectuels notamment, préfèrent parler de « catastrophe tranquille ». Dans un contexte d’extrême tension, le chef de l’État, avec l’aide de Jacques-Édouard Alexis, son Premier ministre, tente de profiter de l’absence d’opposition organisée pour réformer la Constitution. Mais personne n’est dupe. La police est corrompue et les ministres n’ont guère de liberté d’action en raison du contrôle étroit exercé sur eux par le Parlement, mais aussi de la tutelle de la mission onusienne, la Minustah.
Lors du coup d’envoi du Forum de la sécurité, le 5 décembre, le chef du gouvernement a été obligé d’admettre devant la Commission nationale de désarmement, démantèlement et réinsertion (CNDDR) une « résurgence significative des actes de banditisme ». Il faut dire que des milliers d’armes sont encore détenues illégalement par des citoyens haïtiens La spirale infernale de la misère, des trafics en tout genre, de la drogue, de la violence et de la corruption plombe littéralement le pays. Pour autant, remarque l’écrivain Lyonel Trouillot, « il n’y a plus, comme par le passé, de tentations dictatoriales. Préval se désintéresse de la démocratie institutionnelle, mais s’arrange pour faire exister la société civile. » Le président installe des commissions permanentes pour la culture, l’éducation ou la santé qui n’ont guère de pouvoirs mais dessinent quand même, en creux, les grandes orientations de la gestion du pays.
L’exil des populations fuyant les dictatures successives a donné naissance à une diaspora dont le poids politique, financier et culturel est considérable. Celle-ci injecte dans l’économie de l’île l’équivalent d’un tiers du PIB. 86 % des élites vivent aujourd’hui à l’étranger, surtout aux États-Unis, en France, au Canada et au Royaume-Uni. Un million d’Haïtiens sont notamment établis en Floride, où ils commencent à occuper des fonctions politiques locales. Ce sont eux qui pressent le gouvernement de Port-au-Prince de changer la Constitution, ne serait-ce que pour rendre possible la double nationalité.
Parallèlement, la montée en puissance de leaders sud-américains comme le Vénézuélien Hugo Chávez donne à Préval une bouffée d’oxygène. Ancien marxiste (aujourd’hui encore, il préfère se faire opérer de la prostate à La Havane plutôt qu’à Miami), il tente de profiter des vents du Sud, mais en évitant de braquer les États-Unis, qui contrôlent l’aide internationale et l’économie locale (la sous-traitance du textile américain fait vivre plusieurs milliers d’Haïtiens).
Première nation noire à avoir mis fin à la colonisation (elle a, en 2004, fêté le bicentenaire de son indépendance et rendu un hommage solennel à Toussaint-Louverture, le héros national), Haïti paraît parfois bien embarrassée avec sa mémoire. D’où une certaine schizophrénie. On y parle créole à 98 %, alors que le français, seconde langue officielle, n’est parlé que par 5 %, à peine, de la population On y revendique une francophonie ardente, alors que la pratique de la langue de Molière est de plus en plus approximative L’anglais et l’espagnol progressent.

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Fuite des cerveaux
Le système éducatif est à 86 % aux mains du privé, qui quadrille la capitale d’écoles primaires et secondaires le plus souvent très fantaisistes. « Nous consacrons moins de 7 % du budget de l’État à l’éducation. Dans ces conditions, comment former le peuple et dégager une élite ? » se lamente un enseignant. Pour tenter de ralentir la fuite des cerveaux, l’Agence universitaire de la francophonie et l’État haïtien ont créé cette année, à titre expérimental, un master en management destiné à former des cadres dans les domaines du tourisme durable, de la gestion des collectivités locales et du marché.
Les organisations non-gouvernementales prolifèrent, dans tous les secteurs d’activité. « Leur efficacité serait bien supérieure, regrette un fonctionnaire canadien détaché, si leurs actions étaient mieux coordonnées. Or chacun bosse dans son coin, cultive sa clientèle et distribue ses subventions. Résultat : on crée une situation d’assistance et de concurrence qui est, à terme, préjudiciable aux populations. » C’est aussi l’avis du journaliste Michel Lominy, représentant à Port-au-Prince de l’agence AlterPresse. « Comment expliquer, dit-il, que l’État haïtien, qui dispose d’ONG à foison et de milliards de dollars d’aide internationale, soit incapable de dépenser l’argent correctement ? Comment accepter que les infrastructures routières soient à ce point déficientes alors que les autorités affichent des excédents budgétaires ? » Grande dispensatrice de fonds, l’Union européenne ne trouve tout simplement pas d’opérateurs locaux capables de mettre en uvre ses programmes. Tout un symbole !

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