Guerre du sexe à Douala

Dans les bars, les restaurants ou les boîtes de nuit, l’offensive des Chinoises gagne la deuxième ville du pays. Et bouleverse le marché de la prostitution locale avec des tarifs qui défient toute concurrence. Comme dans bien d’autres secteurs.

Publié le 7 janvier 2008 Lecture : 6 minutes.

Douala by night est un univers unique au monde. Ici, ce sont les femmes qui donnent le tempo de la nuit, en vraies prédatrices. Au royaume de la séduction et du plaisir, au pays des Lions indomptables, ce sont les lionnes qui dictent leur loi et qui font la chasse à l’homme. On exagère à peine. Mais c’est encore plus vrai lorsqu’il s’agit des péripatéticiennes, les fameuses wolowoss – comme on les désigne communément au Cameroun – qui opèrent, par exemple, dans la ceinture du triangle d’or du quartier Akwa, dans ses cafés, ses clubs de jazz, ses casinos, ses boîtes de nuits, ses cabarets, ses hôtels. Depuis quelque temps, pourtant, quelque chose a changé dans la faune qui peuple la nuit à Douala.
Le Chat noir est un de ces nouveaux lieux pour noceurs, au cur d’Akwa. C’est un club privé qui offre à sa clientèle un registre jusque-là inexploré sous ces latitudes. Ici on vient avant tout pour voir Su, la Tigresse de Chine. Su est une belle et envoûtante stripteaseuse chinoise. Elle est époustouflante sur scène. Au programme du Chat noir, karaoké, coupé-décalé, mapouka, makossa et R’n’B. Mais le clou du spectacle, c’est l’apparition de la Tigresse. La jeune femme défie les Camerounaises dans le jeu de la sensualité et de l’érotisme. Ce soir, la salle est remplie d’hommes et de femmes de tous âges venus découvrir cette beauté asiatique, qui « tourne » son derrière, « casse » son dos, se déhanche lascivement au rythme des tubes ivoiriens de la saison. À mesure que la température et l’ambiance montent, la « beauté de Shanghai » se déleste un à un de ses vêtements, découvrant ses épaules, puis ses seins, son nombril, ses hanches, ses fesses enfin, tout le reste. Dans la foule, c’est le délire. N’y tenant plus, un homme s’élance sur la scène et emboîte les pas de la stripteaseuse, ses déhanchements, son rythme infernal, l’entraîne vers le sol, l’empoigne par l’arrière en simulant l’acte sexuel. Toute l’assistance chavire de plaisir

Posters et aphrodisiaques
Su est l’une de ces lucioles des nuits de Douala, symboles de ce que le sociologue camerounais Basile Ndjio, qui vient de réaliser une étude sur la prostitution chinoise au Cameroun1, appelle « l’économie du plaisir et du désir chinois ». Mais la Tigresse de Chine n’est qu’un des phénomènes les plus spectaculaires de cette réalité. « Par économie du plaisir et du désir, explique Ndjio, j’entends une série d’activités économiques qui reposent essentiellement sur l’exploitation des désirs et besoins sexuels des Africains Au Cameroun en particulier, l’économie chinoise du plaisir et du désir est essentiellement caractérisée par l’importation dans ce pays de biens sexuels bon marché constitués généralement d’artifices sexuels, de magazines érotiques, de posters géants de femmes asiatiques nues, de films pornographiques chinois et de produits aphrodisiaques. Cette logique capitaliste, poursuit le sociologue, explique pourquoi, à la différence de l’ancienne forme de commerce sexuel qui opérait dans le cercle restreint de la communauté chinoise, la prostitution chinoise est aujourd’hui ouverte aux nationaux, à qui l’on offre l’opportunité d’assouvir leurs désirs orientaux et de goûter au corps chinois tant fantasmé. »
Les premiers pas de cette prostitution au Cameroun remontent au milieu des années 1990, lorsque les autorités de Pékin et des dirigeants d’entreprises engagées dans des projets d’investissement dans le pays favorisèrent l’arrivée de jeunes femmes chinoises. Au départ, elles n’avaient aucun contact avec l’industrie locale du sexe et n’opéraient que parmi leurs compatriotes, qui n’avaient, pour tromper leur misère sexuelle, que les prostituées locales. Avec comme dangers : la débauche et la vénalité incompatibles avec l’ordre social et la cadence infernale des chantiers de la République populaire au Cameroun. Le mode opératoire de cette « prostitution ethnique » sino-chinoise était forcément secret, restaurants, casinos ou salles de jeux tenus par des Chinois servant de couverture, comme le Mega Slot Casino dans les années 1960. Qui, à l’époque, était le plus grand espace de jeux du Cameroun. Détenu en partenariat par des hommes d’affaires chinois et camerounais, il attirait une importante clientèle étrangère auprès d’un personnel essentiellement composé de jeunes et séduisantes filles chinoises. Tout à côté du casino, il y avait une boîte de nuit et un cabaret. C’est dans ce carrefour du jeu et du plaisir que les Chinois, résidant ou de passage à Douala, trouvaient des partenaires sexuels. « Contrairement à leurs homologues locales qui s’exhibent en public, elles étaient très discrètes », explique un ancien serveur dans un restaurant chinois.
Il n’en est rien aujourd’hui. Depuis environ cinq ans, les jeunes Chinoises ne se cachent plus et se font plus offensives. Et même s’il n’existe aucune statistique fiable sur le phénomène, l’hebdomadaire Le Popoli a récemment estimé à environ trois cents le nombre de prostituées chinoises à Douala ; un chiffre probablement sous-évalué car les lieux de plaisir chinois se sont multipliés dans la grande agglomération portuaire. Aussi bien les faubourgs désaffectés et pauvres tels que Quartier Village ou Carrefour Elf Aéroport que dans les quartiers résidentiels de Bonamoussadi, Makepe ou Bonapriso.
Bien sûr, le quartier commerçant d’Akwa, territoire incontournable du marché du sexe, reste une forteresse à conquérir, que les wolowoss locales ne sont pas prêtes à céder à ces rivales, fussent-elles des tigresses venues de Shanghai. En juillet 2006, Le Popoli rapportait que des prostituées camerounaises, furieuses de la « concurrence déloyale », avaient décidé de leur rendre la vie difficile en créant une unité de vigiles pour protéger leur gagne-pain contre l’invasion chinoise. Certaines menaçaient même de faire grève pour protester contre le dumping des « putes » chinoises, accusées de « casser le marché ».

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Vendeuse le jour
Il est vrai que les prix pratiqués par les Chinoises sont imbattables. Ainsi, alors que leurs homologues camerounaises qui opèrent dans la ceinture d’Akwa ou « rue de la joie », dans le quartier Deïdo, plus au nord, facturent la passe entre 5 000 F CFA et 10 000 F CFA, les beautés de Shanghai acceptent facilement 2 000 F CFA ou 3 000 F CFA. Dans les bidonvilles du Carrefour Elf Aéroport et Quartier Village, où le pouvoir d’achat est à la mesure de la misère ambiante, le prix peut descendre jusqu’à 1 500 F CFA, voire 1 000 F CFA. Si, pour toute une nuit, une prostituée locale de seconde classe demande au moins 10 000 F CFA, la Chinoise réclame beaucoup moins.
Li est une travailleuse du sexe qui exerce dans le Chinatown des pauvres, au Carrefour Elf Aéroport. Ici, on croise ses compatriotes cordonniers, épiciers, marchands ambulants, petits commerçants et, bien sûr, prostituées. Ces dernières ont afflué dans le quartier au moment où la société China Road and Bridge Corporate construisait la grande avenue Carrefour Elf Ndokoti en 2004. Attirées dans un premier temps par la main-d’uvre chinoise, elles ont ensuite fini par s’ouvrir à la clientèle locale. Li a choisi, comme d’autres, de mener de front une activité économique normale et celle, plus informelle, du sexe. Elle parle à peine français, travaille le jour comme vendeuse dans une boutique du coin et habite la Petite Chine, dans le Quartier Village.
Sa compatriote Ping incarne l’autre face. Celle qui opère dans les quartiers chics de Douala, comme Bonapriso. Âgée de 25 ans, elle retient l’attention par sa beauté et sa parfaite maîtrise du français. Elle « sort » aujourd’hui avec un feymen2. « J’ai commencé à me prostituer lorsque mon boss m’a expliqué que les Chinoises avaient beaucoup de succès auprès des étrangers et des Camerounais, raconte-t-elle. Mais il m’a conseillé de ne pas abandonner mon job de vendeuse, car c’est une couverture. » Au début, elle ciblait les restaurants chinois et les cabarets et facturait entre 2 000 F CFA et 3 000 F CFA. Puis elle a fréquenté les salons de massage et les saunas chinois de Bonapriso, où la passe coûte pas moins de 10 000 F CFA. Dans un premier temps, elle évitait les locaux : « J’avais peur, reconnaît-elle, car on me disait que les noirs sont très puissants au lit. » Puis, un soir, elle tombe sur un riche Camerounais qui lui propose 20 000 F CFA pour la passe. L’expérience s’avère aussi agréable que payante : « Depuis lors je préfère aller avec les Noirs, qu’ils soient riches ou pauvres. »

1. Basile Ndjio : Shanghai Beauties and African Desires : Migration, Trade and Chinese Prostitution in Cameroun (septembre 2007) ; Basile Ndjio est professeur d’anthropologie politique et sociale aux universités de Douala et de Buéa, au Cameroun. Il a fait ses études à l’université de Yaoundé et d’Amsterdam où il a obtenu un PhD en anthropologie sociale et culturelle. Récente publication : Feymen and Évolués : New and Old Figures of Modernity in Cameroon (Amsterdam University 2006)
2. Les feymen sont des nouveaux riches qui pratiquent une escroquerie à l’échelle internationale basée sur la fausse monnaie et la multiplication fictive de billets de banque.

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