Descente aux enfers

Les élections du 27 décembre ont donné lieu à des fraudes massives. Depuis, une onde de violence a balayé le pays phare d’Afrique de l’Est. Où s’arrêtera la crise ?

Publié le 7 janvier 2008 Lecture : 5 minutes.

Plus de 350 victimes, dont 35 brûlées vives dans une église d’Eldoret… Des émeutes à Kisumu et à Nairobi… Des policiers en armes quadrillant la capitale… Des réfugiés tentant de rejoindre l’Ouganda voisin, contraint de fermer sa frontière Des machettes brandies, des pierres qui volent, des maisons en flammes, des insultes « ethniques » et des déplacés par dizaines de milliers L’annonce, le 30 décembre, de la réélection du président Mwai Kibaki a provoqué des scènes d’horreur telles qu’on n’en avait pas vues au Kenya depuis bien longtemps. Ce pays qui avait donné tant d’espoir à l’Afrique lors de l’alternance historique de 2002 vient de renouer avec ses vieux démons : fraude électorale massive, contrôle des médias, corruption, violences… Au vu du chaos qui prévaut actuellement, il est bien difficile de dire qui a gagné l’élection, mais une chose est sûre : c’est le peuple kényan qui paie les pots cassés. Et c’est tout un pays sur lequel plane le spectre de la guerre civile.
À en croire la déclaration faite le 30 décembre par la commission électorale, Mwai Kibaki l’aurait emporté de justesse sur son rival Raila Amolo Odinga, du Mouvement démocratique orange. Mais peut-on décemment se fier à elle ? Selon le journal The Standard, son propre président, Samuel Kivuitu, aurait déclaré : « Je ne sais pas si Kibaki a gagné l’élection. » Un aveu qui en dit long sur l’étendue des fraudes. Et sur les pressions subies.
Dans de nombreuses circonscriptions, les formulaires officiels de décompte des voix n’ont pas été signés, d’autres ont été contrefaits, d’autres encore ont purement et simplement disparu. Magie de la génération spontanée : un bureau de vote où étaient inscrits 1 200 votants a recueilli les suffrages de 12 000 personnes, en grande majorité favorables à Kibaki. On frôle parfois le grotesque. Dans plusieurs dizaines de circonscriptions, les chiffres ont été « gonflés » sans retenue : jusqu’à 70 000 votes !

Enquête indépendante
Si cette tricherie de grande ampleur semble être surtout le fait du « gagnant », qui aurait rattrapé l’avance d’Odinga (1 million de voix, tout de même) pour le battre sur le fil de quelque 230 000 voix, l’opposition n’est pas exempte de tout reproche. Dans le fief d’Odinga, dans l’ouest du pays, des irrégularités ont été pointées du doigt par le parti présidentiel. Le procureur général du Kenya, Amos Wako, a fini par demander, début janvier, une enquête indépendante sur le résultat du scrutin.
Avant même l’annonce des résultats officiels, une onde de violence a balayé le pays, révélant du même coup la persistance de divisions qu’on croyait appartenir à un passé révolu. Même si le vote en faveur d’Odinga (qui est membre d’un groupe minoritaire, les Luos) a transcendé les appartenances, les affrontements ont pris une coloration ethnique inquiétante. Favorisé depuis l’indépendance, le groupe majoritaire des Kikuyus, auquel appartient Kibaki, a été la cible de nombreuses attaques.
Le tribalisme n’est pourtant pas la cause principale des affrontements. Beaucoup moins, en tout cas, que la pauvreté, la corruption et, surtout, les inégalités de plus en plus criantes dans ce pays où « des innocents meurent de la plus effroyable manière tandis que leurs dirigeants vivent dans le luxe et le confort payés par les contribuables » (The Nation du 1er janvier 2008). Tout cela favorise le banditisme et explique les scènes de pillage auxquelles on assiste actuellement.
À Nairobi, surtout dans le bidonville de Kibera, bastion de l’opposition, la situation reste très tendue. « Dans certains cas, la police tire pour tuer, raconte un expatrié français. Ceux qui le peuvent fuient les bidonvilles, sous couvre-feu, pour se réfugier chez des proches. Beaucoup de fausses informations circulent par SMS. Elles émanent surtout de l’opposition, résolue à faire parler la poudre. Il faut voir jusqu’où les Luos et les autres sont prêts à aller pour faire gagner leur candidat. Seule certitude : Kibaki et surtout Raila sont têtus. »

la suite après cette publicité

Appels au dialogue
Têtus ? C’est le moins que l’on puisse dire. En dépit des appels au dialogue lancés par l’Union européenne, les États-Unis, la Grande-Bretagne et l’Union africaine, chacun campe sur ses positions. Bien qu’ayant perdu plus de la moitié de son cabinet, Kibaki entend faire preuve de la plus grande fermeté face à ceux qui « fragilisent la paix » et reste sourd aux critiques de la communauté internationale concernant la régularité du scrutin. Alfred Matua, le porte-parole du gouvernement, a jeté de l’huile sur le feu en affirmant que « les partisans de Raila Odinga sont impliqués dans un nettoyage ethnique ».
Ledit Odinga, de son côté, peut se targuer d’une large victoire de son Mouvement démocratique orange aux élections législatives. Dans un régime de type français, il aurait pu espérer une « cohabitation », ce qui n’est pas pour l’instant à l’ordre du jour. Il sait que le temps est son ennemi. Et qu’il doit à la fois jouer l’apaisement, afin de préserver son image d’homme d’État, et exercer une pression maximale sur son rival. Ses alliées sont la rue et la communauté internationale. Il affirme aujourd’hui qu’il n’acceptera de négocier que si Kibaki reconnaît sa défaite…

Vieilles connaissances
Les deux hommes se connaissent bien. En 2002, ils étaient alliés au sein de la Coalition arc-en-ciel qui mit fin au règne sans partage de la Kanu (Kenya African National Union) en battant Uhuru Kenyatta, le dauphin désigné de Daniel arap Moi. Mais leur entente n’a pas duré, Kibaki n’ayant pas respecté l’accord électoral qui prévoyait un partage des pouvoirs entre les partis de la coalition et l’adoption d’une nouvelle Constitution. Lors du référendum de 2005 sur cette dernière question, Odinga, qui souhaitait la création d’un poste de Premier ministre fort, s’est victorieusement opposé à Kibaki. Aujourd’hui, ils s’accusent mutuellement de « génocide ».
La médiation conjointe que devait entreprendre John Kufuor, le président de l’UA, et Ahmed Tejan Kabbah, le chef de la mission du Commonwealth (et ancien président de la Sierra Leone) a fait long feu. Dernier espoir, peut-être, l’intervention américaine. Jendayi Frazer, la secrétaire d’État adjointe chargée des Affaires africaines, doit rencontrer les principaux protagonistes de la crise, alors que les partisans d’Odinga sont interdits de manifestation à Nairobi, où un important dispositif policier a été déployé. Après avoir félicité Kibaki, les États-Unis sont revenus sur leur déclaration et tentent aujourd’hui d’utiliser leur influence dans ce pays stratégique pour leur « guerre contre le terrorisme ».
Outre les dégâts humains qu’elle occasionne déjà, la crise kényane est une très mauvaise nouvelle pour l’ensemble de l’Afrique de l’Est. Doté d’une économie solide (6 % de croissance) et d’un secteur privé dynamique, le Kenya offre un débouché maritime, via le port de Mombasa, à de nombreux pays de la région des Grands Lacs. Dont l’Ouganda, où l’essence commence déjà à manquer

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires