Retraite à la campagne

Après dix-huit ans à la tête du pays, Chissano passe le relais et s’en va cultiver son jardin.

Publié le 6 décembre 2004 Lecture : 6 minutes.

Il avait promis de passer la main. Engagement respecté. À 65 ans, l’âge où d’aucuns accèdent au pouvoir, Joaquim Alberto Chissano tire sa révérence, alors même que rien ne l’y obligeait puisque la Constitution mozambicaine ne prévoit pas, comme ailleurs, de limitation des mandats. Dans quelques semaines, l’ancien étudiant de médecine de l’Université de Poitiers, en France, se retirera donc sur la pointe des pieds, après avoir passé dix-huit ans, dont huit comme président de facto, à la tête de son pays. « L’an prochain, je ne serai plus à vos côtés, à la tribune d’honneur, mais dans la salle, sur les bancs réservés à la société civile », a-t-il lancé à ses pairs lors du sommet de l’Union africaine, en juillet dernier, à Addis-Abeba.
Une fois son successeur connu, « Dambuza » – c’est le petit nom de Chissano – passera le témoin, en janvier 2005, et se retirera sur ses terres familiales, à Malehice, gros bourg situé à 300 km au sud de Maputo. Là, au milieu de ses frères, oncles et tantes, il s’adonnera, comme c’est déjà le cas certains week-ends, à l’une de ses activités favorites : les activités à la ferme. Avec ses orangers, ses papayers, ainsi que ses innombrables essences végétales, le « champ paternel » couvre plusieurs dizaines d’hectares que Chissano entend exploiter au cours des prochaines années avec le concours de partenaires brésiliens. Il profitera également de son temps libre pour, dit-il, lire, faire la fête, aller à la pêche, pratiquer le football, le squash et, surtout, le golf, dont il est un fervent défenseur. Il n’oubliera pas, à l’occasion, de prêter sa voix à la chorale du coin.
Malehice a été le cadre de batailles sanglantes entre le Front de libération du Mozambique (Frelimo, au pouvoir depuis 1975) et la Résistance nationale du Mozambique (Renamo) durant une guerre civile qui a fait, entre 1976 et 1992, un million de morts. Aujourd’hui, la région est devenue le symbole d’un pays réconcilié avec lui-même, plus avenant, plus dynamique. On n’y rencontre plus les files d’éclopés et autres victimes des mines antipersonnel demandant l’aumône. À leur place, des vendeurs de fruits et légumes proposent des produits du terroir, et l’on y croise des caravanes de plaisanciers allant ou revenant de la plage. La terre, réputée fertile, attire de plus en plus de fermiers blancs zimbabwéens hostiles à la réforme agraire en cours dans leur pays. Sur les bienfaits de l’agriculture, et sur des sujets aussi pointus que le processus de démocratisation, les relations internationales et la « renaissance africaine », Chissano, que certains verraient bien, dans trois ou dans sept ans, en digne successeur du Malien Alpha Oumar Konaré à la présidence de la commission de l’Union africaine, est intarissable.
Arrivé au pouvoir en 1986, après la mort, dans un mystérieux crash aérien, de Samora Machel, premier président du Mozambique, Chissano a été confirmé dans ses fonctions en 1994 lors des premières élections pluralistes, puis réélu quatre ans plus tard. Il aurait pu briguer un nouveau mandat, mais – on l’a dit – il s’en est abstenu. Son parti, le Frelimo, a désigné en 2002 son candidat à l’élection présidentielle en la personne d’Armando Guebuza, 61 ans, ancien combattant de la guerre de libération devenu un homme d’affaires prospère. Pour asseoir la prééminence du Frelimo sur la vie politique nationale, ce dernier devra se défaire de quatre autres prétendants, dont Alfonso Dhlakama, 51 ans, leader de la Renamo, un mouvement qui, avec le soutien actif de l’Afrique du Sud de l’apartheid, s’est rendu coupable des pires atrocités durant la guerre civile.
Si Guebuza est généralement donné gagnant par les instituts de sondage, il n’est pas exclu que Dhlakama, qui avait pratiquement fait jeu égal avec Chissano en 1999, crée la surprise et qu’un second tour soit organisé si aucun des candidats n’obtient la majorité absolue au premier tour. « Aussi opposés soient-ils, Guebuza et Dhlakama appartiennent tous deux à l’héritage de Chissano qui restera dans l’Histoire comme l’artisan de la paix retrouvée, de la démocratisation et du redressement économique du Mozambique », confie un haut responsable de l’Union africaine.
Joaquim Chissano peut en effet s’enorgueillir de laisser en meilleur état le Mozambique, longtemps considéré comme l’un des pays les plus pauvres de la planète. Peu après son accession à la magistrature suprême, intervenue en pleine guerre civile et sur fond de rivalités Est-Ouest, « Dambuza » a dû parer au plus pressé et faire preuve de pragmatisme. Dès 1987, il opte pour le libéralisme économique. Deux ans plus tard, le Frelimo abandonne toute référence au marxisme-léninisme, et, en 1990, le Mozambique se dote d’une nouvelle Constitution ouvrant la voie au multipartisme. La même année débutent les négociations de paix avec la Renamo, sous l’égide de la communauté chrétienne de Sant’Egidio, qui aboutiront, en 1992, à l’Accord de Rome.
L’économie de l’ancienne colonie portugaise était en ruine, les infrastructures détruites, les campagnes truffées de mines antipersonnel. Il a fallu désarmer, déminer, reconstruire, tâches auxquelles va s’atteler Chissano, qui organisera et remportera haut la main les premières élections pluralistes du Mozambique. Charmeur, polyglotte comme on n’en fait plus (outre le cishangana, sa langue, il parle couramment le portugais, le kiswahili, l’anglais, le français, l’espagnol, l’italien et le russe), il attire les investisseurs étrangers, réussit à tisser des liens privilégiés avec son puissant voisin sud-africain. Après tout, une des célébrités du pays, Graça, la veuve de Samora Machel, n’a-t-elle pas épousé en secondes noces Nelson Mandela, le plus illustre des Sud-Africains ? « Si les Asiatiques ont réussi, je suis convaincu que nous, en Afrique, sommes capables de suivre le même chemin », aime à répéter cet homme jovial qui n’a pas hésité à abandonner ses études universitaires, en 1962, pour aller rejoindre les maquis du Frelimo en Tanzanie.
« L’intelligence de Chissano, c’est d’avoir vite compris tout le parti qu’il pouvait tirer de son voisinage avec l’Afrique du Sud et l’île Maurice », poursuit le responsable de l’Union africaine cité plus haut. Les résultats, en tout cas, sont suffisamment évocateurs. Depuis la fin de la guerre civile, le Mozambique a connu une croissance économique annuelle moyenne de 10 %. Selon le Centre de promotion des investissements, un organisme public, l’investissement direct étranger a représenté 423 millions de dollars en 2003, provenant, pour une grande part, d’Afrique du Sud et de Maurice. Plusieurs grands projets industriels en cours de réalisation témoignent de ce dynamisme : doublement de la capacité de l’usine d’aluminium Mozal qui produira un demi-million de tonnes par an, construction d’un gazoduc de 865 km reliant le Mozambique à l’Afrique du Sud, et de deux usines d’extraction de sables lourds et de charbon.
Fin 2003, les bailleurs de fonds, décidément conquis, ont accordé au gouvernement près de 1 milliard de dollars d’aide, plus qu’il n’en demandait, pour la poursuite du « Plan d’action de réduction de la pauvreté absolue », lancé en 2002. Et, selon une enquête récente rendue publique par l’Institut national des statistiques, la pauvreté a décliné de 15 % entre 1996 et 2003.
En dépit de ces succès indéniables, l’économie reste fragile, très dépendante des investissements étrangers et de l’aide extérieure qui représente 48 % du budget national. Le secteur primaire, qui occupe 72 % de la population, est tout aussi vulnérable, notamment à cause des catastrophes naturelles. Et le Mozambique, qui appartient au groupe des Pays les moins avancés, demeure l’un des États les plus pauvres de la Communauté de développement des pays d’Afrique australe, ce qui n’empêche pas Chissano de croire, à la veille de son départ, que son pays sera bientôt une success story. Son passage à la tête de l’État en est une autre. Aux yeux de ses compatriotes, en tout cas.

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