Le piège et la faute

L’armée française a donc tué des soldats et des civils africains. Prise dans un engrenage impossible, l’ancienne puissance coloniale est amenée à revoir le bien-fondé de sa présence militaire à Abidjan et, au-delà, sur tout le continent.

Publié le 6 décembre 2004 Lecture : 9 minutes.

Depuis le 30 novembre, dans la plus grande discrétion, les trois intercepteurs Mirage F-1 français, prépositionnés à Libreville dans le cadre de la crise ivoirienne, ont été déplacés avec leur avion ravitailleur sur l’aéroport de Lomé, à moins d’une demi-heure de vol d’Abidjan. Au large de la capitale économique de la Côte d’Ivoire croisent déjà, à portée de vue des tours du Plateau, deux navires de guerre, les frégates La Fayette et La Foudre, canons pointés vers le rivage. À terre, entre les bases de Port-Bouët et la « zone de confiance », stationnent désormais 5500 militaires français. Mission officielle
de la marine et de l’armée de l’air : surveillance de l’embargo sur les armes décrété par le Conseil de sécurité des Nations unies. Mission des troupes au sol: interposition et appui aux forces de l’Onuci. Coût pour le budget français : 1,5 million d’euros par jour. Sans le dire, et peut-être sans le savoir, la France est entrée en Côte d’Ivoire dans un engrenage impossible, qui en moins d’un mois l’a fait passer du statut de juge de paix à celui de quasi-belligérant. Au passage, l’ancienne puissance coloniale a détruit au sol la totalité des moyens aériens militaires d’un pays avec lequel elle n’était pas officiellement en guerre et évacué en hâte 60 % de ses ressortissants. Elle a aussi tué,
pour la première fois depuis longtemps, des soldats et des civils africains, provoquant à travers tout le continent un traumatisme dont l’onde de choc est encore difficile à évaluer.
Avec l’habileté et la rouerie expéditives qui sont les siennes, Laurent Gbagbo a bien senti que là était le maillon faible du dispositif français. Diffusés sous le patronage de la présidence ivoirienne, deux DVD font ces jours-ci un tabac à Abidjan. Le premier, signé de l’acteur et réalisateur Sidiki Bakaba, chantre du « patriotisme » façon Blé Goudé et dont l’épouse française est conseiller culturel de Gbagbo, consacre de longs plans à la manifestation du 9 novembre devant l’hôtel Ivoire : la foule y apparaît joyeuse et déterminée avant que des coups de feu tirés depuis les blindés français la dispersent dans la panique la plus totale. Le second, intitulé La guerre des 06 jours de la France contre la Côte d’Ivoire, est nettement plus militant. Y apparaissent, au hasard d’images glanées sur différentes chaînes de télévision françaises et ivoirienne et au rythme d’un montage de propagande brute, des personnages comme Jules Yao Yao, Pascal Affi Nguessan, Mamadou Koulibaly – tous connus pour leur radicalisme -, mais aussi quelques français d’Abidjan encore plus « gbagboïstes » que les « patriotes » et même le député socialiste français Jean-Luc Melenchon, appelé à la rescousse. Surtout, d’un DVD l’autre, s’étalent plein écran des cadavres, une orgie de cadavres d’hommes et de femmes, certains morts piétinés, d’autres criblés de balles, des membres arrachés, une tête en bouillie. « Voilà le travail de Licorne, dit une voix off. La France de Chirac vient de jeter le masque, nous savons désormais qui nous a déclaré la guerre. » Ce sont ces documents que la délégation ivoirienne venue à Ouagadougou le 25 novembre projetait de distribuer en marge du Sommet de la Francophonie et sous le nez de Jacques Chirac, avant d’en être empêchée par la police burkinabè…
L’armée française a donc tué à Abidjan. Avant de l’admettre et dans un exercice d’omerta digne de la Grande Muette, les responsables du ministère de la Défense, Michèle Alliot-Marie en tête, vont attendre une vingtaine de jours. Trois semaines de déclarations contradictoires, martiales, hésitantes, parfois cocasses pour déboucher sur un aveu prononcé du bout des lèvres et assorti de lourdes circonstances atténuantes. Si des Ivoiriens sont morts devant l’hôtel Ivoire, explique ainsi le 10 novembre Alliot-Marie, c’est à la suite d’un « échange de coups de feu entre les « patriotes » et les militaires ivoiriens en interposition entre la foule et les blindés français ». Les soldats de Licorne, eux, n’ont pas tiré. Une thèse qui passe comme une lettre à la poste aux yeux d’une opinion française alors choquée par les exactions dont ont été victimes les Blancs d’Abidjan. Totalement « embarquées » (embedded, diraient les Américains en Irak) par l’armée française, les équipes de télévision présentes sur place n’ont d’yeux que – à l’exception notable de celle de Canal+ – pour les naufragés du Bima. Ne parle-t-on pas, vieux fantasme, de « dizaines de viols » de femmes blanches ? Pendant plus de quinze jours, Paris s’en tient à cette position. Le 26 novembre, le ministère ivoirien de la Santé publie son bilan. Il y aurait eu, entre le 6 et le 9 novembre, 57 civils tués à Abidjan – une dizaine par étouffement, le reste par balles – et 2 226 blessés. Interrogée sur ce point le surlendemain, Michèle Alliot-Marie reconnaît pour la première fois que les tirs « en état de légitime défense » de l’armée française ont pu faire des victimes. À la fois sur les ponts d’Abidjan – « mais nous ne le savons pas avec précision, ajoute-t-elle, parce que les choses se passaient de nuit » – et devant l’hôtel Ivoire – « il n’y avait pas moyen de faire autrement ». Double circonstance atténuante cependant, selon la ministre : les « marsouins » du colonel d’Estremon ont suivi la procédure en trois temps (tir de sommation en l’air, tir d’intimidation au sol, puis tir tendu) et… les manifestants étaient armés. Kalachnikovs, fusils à pompe, machettes.
Le 30 novembre, nouvelle salve de déclarations. Pressé de questions, le porte-parole de l’opération Licorne admet, dans un bel euphémisme, qu’à l’occasion des « tirs de sommation » auxquels ont procédé les hélicoptères français dans la nuit du 6 au 7 novembre, « il a pu y avoir des ricochets et un certain nombre de choses qui peuvent faire qu’il y a eu des victimes » (sic). Le même jour, le colonel ivoirien Georges Guiai Bi Poin, qui commandait l’unité de gendarmerie présente le 9 novembre devant l’hôtel Ivoire, livre son témoignage à Abidjan : il n’y a pas eu, dit-il, de tirs de sommation de la part des militaires français, lesquels auraient immédiatement adopté « une logique de combat » avant de faire feu sur la foule. Aussitôt, le ministère français de la Défense s’efforce de discréditer le témoin. Le colonel Bi Poin, dit-on, est un « dur », un « faucon » proche de Gbagbo – ce qui est exact – et la gendarmerie un corps hostile aux Français. Bi Poin, qui devait accompagner en France le ministre Assoa Adou, pour une mission d’explication, se voit dans la foulée refuser son visa, tout comme d’ailleurs le pasteur Moïse Koré (voir son portrait p. 42). Le 1er décembre, Michèle Alliot-Marie assure que « les militaires français ont rempli leur mission avec un très grand professionnalisme », avant d’ajouter : « Maintenant que c’est fait, on peut en effet déplorer qu’il y ait eu des morts et des blessés. » C’est la première expression d’un quelconque regret. À Abidjan, un employé de l’hôtel Ivoire, interrogé par l’AFP, affirme qu’il y avait, le 9 novembre, « trois équipes de tireurs d’élite au sixième étage, chambres 658 et 661 ». Prises par la télévision ivoirienne, des images semblent le confirmer. On sait qu’il existe, au sein du contingent Licorne, des spécialistes de ce type, équipés de fusil de haute précision PGM Hécate 2 et Mac Millan. Ont-ils tiré ? « Aucun commentaire », répond-on au ministère de la Défense. Le 2 décembre, alors que Canal + a diffusé la veille un reportage pour le moins troublant sur le comportement de l’armée française, Michèle Alliot-Marie, sans cesse sur le front jusqu’à l’usure depuis le début de la crise, dénonce devant les députés « une véritable opération de communication orchestrée par le président de Côte d’Ivoire ». À l’évidence, Paris est sur la défensive.
Avec le recul, l’engrenage était implacable et le piège parfait. Tout commence le 6 novembre à 13 h 30 lorsque, de retour d’une mission de bombardement dans le cadre de l’opération Dignité (la reconquête du Nord par les Fanci de Laurent Gbagbo), un Sukhoï-25 tire un panier de roquettes sur un cantonnement de militaires français à Bouaké, tuant neuf d’entre eux. À 14 h 20, destruction d’une partie de l’aviation ivoirienne à Yamoussoukro : pas de victimes, mais les Français arrêtent quelques mercenaires pilotes d’hélicoptère, qui seront remis trois jours plus tard au consul de Russie à Abidjan. Le tireur du Sukhoï-25, lui, n’a pas pu être interpellé ni interrogé. Très vraisemblablement exfiltré, il serait actuellement chez lui, à Minsk, en Biélorussie. À partir de 16 heures, une véritable bataille oppose, sur l’aéroport d’Abidjan, des commandos français aux Ivoiriens chargés de défendre les aéronefs. Il y aura au moins six soldats des Fanci tués – les premiers morts. À 17 heures, des manifestants tentent de s’introduire à l’intérieur de la base française de Port-Bouët. Huit ou neuf d’entre eux, admet l’état-major de Licorne, sont abattus, premières victimes civiles. Au même moment, alors que Charles Blé Goudé, dans un état second, vient d’exhorter ses troupes à reprendre l’aéroport, les militaires français tentent de « sécuriser » le carrefour d’Akwaba encombré de « patriotes ». Ils échouent, mais font là encore des morts civils : un seul selon eux, plus si l’on en croit l’entourage de Gbagbo. Dans la nuit du 6 au 7, ordre est donné à l’Alat (aviation légère de l’armée de terre) d’interdire le franchissement des ponts Charles-de-Gaulle et Félix-Houphouët-Boigny aux quelque cinquante mille manifestants surexcités qui veulent déferler sur Marcory, l’aéroport et la base du 43e Bima. Entre minuit et 5 heures, trois cents obus de vingt millimètres vont être tirés par les hélicoptères français, dans la lagune certes, mais aussi sur les premiers rangs des manifestants et les véhicules qui tentent de s’engager. Bilan : entre dix et trente morts selon les sources et plusieurs centaines de blessés.
Dimanche 7 novembre, alors qu’un calme précaire règne à Abidjan, une colonne de blindés français, appelée en renfort depuis Bouaké, se heurte tout au long de la route à des embuscades tendues par les Fanci. À Douékoué, à Guessabo, à Tiébissou et à Sinfra des échanges de coups de feu font neuf morts côté ivoirien. C’est cette même unité, passablement échauffée et traumatisée par la mort des siens à Bouaké, qui prend position le 8 à l’aube devant l’hôtel Ivoire, à 1 kilomètre de la résidence présidentielle. Une foule hostile s’agglutine derrière les barbelés. Qu’il y ait eu, en son sein, des agents provocateurs et des « patriotes » armés est plus qu’une probabilité. Que le cordon de gendarmes ivoiriens censés la canaliser ait manifesté le minimum d’ardeur à accomplir sa tâche est une évidence. Mais dire que les Français n’ont à aucun moment perdu leur sang-froid ou qu’ils n’ont, comme l’affirme le général Poncet, utilisé que des munitions « non létales » de douze millimètres ne paraît pas conforme à la vérité. Le bilan présenté par Licorne est d’ailleurs très flou – un manifestant tué et d’autres (combien ?) « neutralisés » – et manifestement en deçà de la réalité.
La querelle de chiffres n’a, au vrai, guère d’importance. Entre la vingtaine de morts reconnue par les Français et la soixantaine clamée par les Ivoiriens, la différence n’est pas si grande, dans la mesure où, si l’on peut dire, le mal a été fait et la faute commise. Débordés, pris de court par un enchaînement qu’ils n’ont pas su maîtriser, mal équipés et mal entraînés pour des exercices de maintien de l’ordre, les militaires du contingent Licorne ont eu toutes les peines du monde à faire face à une situation de guerre où « l’ennemi » est à la fois chez lui et la plupart du temps civil. En privilégiant, de son côté, la réaction immédiate et impulsive, quitte à faire peu de cas de la règle de proportionnalité entre l’atteinte et la riposte, Jacques Chirac a certes flatté son ego et son opinion, mais il n’est pas sûr que le président français ait mesuré, anticipé et prévu les conséquences de son geste. De cette double impulsivité est issue l’autre grande faute de novembre 2004 : une armée française que ses chefs politiques ont placée en première ligne, qui mate et parfois tue, est désormais contrainte de revoir, sous la pression et dans les conditions les moins favorables, le bien-fondé d’une présence que les nouvelles générations d’Africains n’acceptent plus. Plutôt que d’applaudir un peu trop fort et un peu trop vite à la réplique française au bombardement de Bouaké, l’opposition ivoirienne aurait gagné à prendre la mesure de ce décalage de fond. Le fait qu’en définitive les morts d’Abidjan servent la « cause » d’un homme, Laurent Gbagbo, qui n’a pour stratégie que des tactiques de survie à court terme dont il use avec maestria, est en effet une circonstance aggravante de plus.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires