Israël-Liban : un héritage empoisonné

Publié le 6 décembre 2004 Lecture : 6 minutes.

Le 23 novembre, un patron qui inspectait un chantier sur le port israélien d’Ashdod a été emporté par une vague géante et s’est noyé. L’homme en question était Rafael Eitan, un chef d’état-major israélien dont le nom restera à jamais associé à l’épouvantable massacre de plus de un millier de Palestiniens, hommes, femmes et enfants, dans les camps de réfugiés de Sabra et de Chatila, au Liban, en 1982. On ne connaîtra jamais le nombre exact des morts, qui ont été torturés et mutilés.
Eitan était raciste, il détestait les Arabes et en tuait à la première occasion. Il avait le plus profond mépris pour tout ce qui n’était pas juif. Les Arabes, proclamait-il, ne comprennent que le langage de la force. Pour beaucoup d’Israéliens, c’était un héros.
L’un de ses faits d’armes les plus spectaculaires a été l’attaque aérienne contre les installations nucléaires irakiennes en 1981 : elle a incontestablement incité Saddam Hussein à chercher à se procurer des armes de destruction massive, ce qui a donné aux Américains le prétexte à l’invasion de l’Irak en 2003.
En 1982, Eitan, de par ses fonctions de chef d’état-major, a été le planificateur de l’invasion du Liban par Israël – sous le nom de code mensonger de « Paix en Galilée » – laquelle, selon la Croix-Rouge internationale, les dossiers de la police et des autorités sanitaires, a tué 17 825 Libanais et Palestiniens, et fait 30 000 blessés.
En 1984-1985, Eitan, alors chef d’un obscur service d’espionnage israélien, a recruté un juif américain, Jonathan Pollard, et l’a fait enquêter sur des secrets militaires américains. L’homme a été arrêté et emprisonné aux États-Unis.
Sous la pression de Washington, Eitan a été viré de l’armée, mais « récompensé » par un siège d’administrateur dans de grosses sociétés israéliennes. On se rappellera avant tout la guerre impitoyable qu’il a faite aux Palestiniens. Il faut, disait-il, leur taper dessus jusqu’à ce qu’ils en soient réduits à « s’agiter comme des cafards drogués dans une bouteille ».

L’affaire « Capitaine R. »
L’influence déshumanisante d’Eitan sur la « culture » des forces israéliennes se traduit aujourd’hui dans leur comportement dans les territoires palestiniens occupés, où ils utilisent l’arme lourde, tuent à l’aveuglette, détruisent maisons et vergers, humilient la population locale. Dernier scandale, en octobre, près du camp de réfugiés de Rafah, à Gaza : l’assassinat d’une enfant palestinienne par un officier israélien, maintenant connu sous le nom de « Capitaine R. ».
Son cartable sur le dos, la fillette, âgée d’une dizaine d’années, se trouvait à une centaine de mètres d’un poste de contrôle militaire israélien lorsqu’elle a reçu une balle dans la jambe. Elle a essayé, en se traînant, de se mettre à l’abri. Le commandant du poste, le Capitaine R., l’a rattrapée, lui a tiré deux balles dans la tête, s’est éloigné, puis est revenu sur ses pas et lui a envoyé une rafale dans le corps. Les services médicaux de l’hôpital de Rafah ont constaté au moins dix-sept impacts de balles. Commentaire du Capitaine R. dans une déclaration enregistrée : « Ce sont les ordres. Tout ce qui bouge dans une zone de sécurité doit être abattu, même si c’est un enfant de 3 ans. Terminé. »
Après enquête, le général Dan Harel, responsable de la bande de Gaza, a estimé que le capitaine « n’avait pas eu un comportement contraire à l’éthique ». Cet exemple parmi d’autres montre dans quelles turpitudes a sombré Israël depuis qu’il occupe les Territoires.
La noyade d’Eitan remet en mémoire l’invasion du Liban, il y a vingt-deux ans, et les soixante-dix jours du siège de Beyrouth, les bombardements terrestres, aériens et navals ininterrompus auxquels a été soumise la capitale libanaise. En plusieurs occasions, l’aviation israélienne a bombardé des immeubles quelques minutes après le départ de Yasser Arafat et de ses lieutenants – dans une belle opération de « chasse à l’homme aérienne ». Les stratèges israéliens étaient persuadés que s’ils réussissaient à abattre les chefs palestiniens, la résistance s’effondrerait. C’est une politique à laquelle ils sont restés fidèles jusqu’à ce jour, agrémentée d’une kyrielle d’assassinats.

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Retour sur l’opération « Paix en Galilée »
Autre renvoi à ces événements lointains : la campagne menée, ces dernières semaines, par les chrétiens libanais de Beyrouth pour obtenir la libération de Samir Jaja, ancien chef phalangiste et allié d’Israël, incarcéré depuis une dizaine d’années sur ordre du ministère libanais de la Défense pour le rôle sanglant qu’il a joué au cours des années 1970 et 1980 dans les conflits du Liban.
Des tueurs comme Eitan, Jaja et Elie Hobeika, le chef de la milice chrétienne directement responsable des massacres de Sabra et de Chatila, nourrissaient à l’époque de grandes ambitions totalement irréalistes. En Israël, des leaders d’extrême droite – notamment le Premier ministre Menahem Begin, son ministre de la Défense Ariel Sharon et son chef d’état-major Eitan – espéraient qu’en attirant le Liban dans l’orbite d’Israël ils étoufferaient le mouvement national palestinien, neutraliseraient la Syrie et assureraient leur hégémonie sur le Moyen-Orient.
De leur côté, les dirigeants chrétiens extrémistes espéraient qu’en s’alliant avec Israël ils s’imposeraient sur la scène politique libanaise. L’avocat numéro un de cette stratégie était le jeune Béchir Gemayel, qui, ayant pris le contrôle de l’aile militaire des Phalanges de son père, s’était affirmé comme le chef des Forces libanaises et un responsable politique avec lequel il fallait compter. Deux ans plus tard, il écrasait des milices chrétiennes rivales et liquidait leurs dirigeants. Il nouait alors avec l’État hébreu une alliance qui devait aboutir à l’invasion israélienne, au siège de Beyrouth et à l’expulsion de milliers de combattants palestiniens et de soldats syriens.
Le 23 août 1982, à l’ombre des canons israéliens, le Parlement libanais élisait Béchir Gemayel à la présidence de la République. Mais, le 14 septembre, il était tué au quartier général des Phalanges par une bombe prétendument télécommandée par un agent syrien.
Deux jours plus tard, les troupes israéliennes cernaient les camps de Sabra et de Chatila et y envoyaient quelque quatre cents miliciens chrétiens, pour la plupart des phalangistes, sous les ordres d’Elie Hobeika. Des officiers israéliens surveillaient l’opération depuis le toit d’un immeuble de six étages voisin. Selon le rapport de la commission Kahan, nommée par la suite par le gouvernement de Tel-Aviv pour enquêter sur les événements, les forces israéliennes supervisaient la radio phalangiste et envoyaient des fusées éclairantes pour aider les miliciens à massacrer les réfugiés.
Après l’assassinat de Béchir Gemayel, Hobeika s’est emparé du commandement des Forces libanaises, avant d’être à son tour écarté par Samir Jaja. Ce dernier a adopté une ligne dure antisyrienne et renoué avec Israël. À la fin des années 1980, il a été l’un des principaux acteurs de la scène politique libanaise, jusqu’à sa chute. Les récents scandales de la guerre américaine en Irak, tels que les tortures d’Abou Ghraib et la destruction de Fallouja, une ville de 300 000 habitants, ont laissé dans l’ombre les tragiques événements du Liban, vieux de près d’un quart de siècle, mais leurs conséquences désastreuses sont toujours là.
Après avoir rétabli l’ordre, la Syrie n’est plus aujourd’hui la bienvenue. La résolution 1559 du Conseil de sécurité de l’ONU lui demande de retirer ses dernières troupes. Beaucoup de Libanais reconnaissent que dans sa confrontation avec Israël Damas a des intérêts stratégiques au Liban, mais la plupart souhaiteraient que les services de renseignements syriens aient la main plus légère et laissent le Liban s’occuper de ses affaires intérieures. Le prolongement de trois ans du mandat du président Emile Lahoud manigancé par la Syrie a été considéré comme illégal par la communauté internationale, notamment par la France, amie traditionnelle du Liban. Il ne fait aucun doute que la Syrie devrait se retirer du pays. Mais tant que les mêmes « durs » sont au pouvoir en Israël, avec Sharon à leur tête, le risque que les extrémistes maronites qui n’ont pas tiré les leçons du passé tentent un retour subsiste.

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