De quoi mon prénom est-il le nom ?
Alors que se profile l’élection présidentielle française, l’instrumentalisation de l’identité nationale est de nouveau à l’ordre du jour. L’occasion de rappeler aux parents que le choix du prénom de leur enfant est un acte poétique libre, qui ne doit obéir à aucune injonction.
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Aïda N’Diaye
Enseignante, auteure et philosophe. Chroniqueuse sur France Inter et collaboratrice à « Philosophie Magazine ».
Publié le 29 décembre 2021 Lecture : 3 minutes.
Je m’appelle Aïda. On me demande souvent : « Comme l’opéra ? » Absolument pas. Mon prénom est le diminutif d’Aïssatou, porté par l’une des sœurs de mon père, décédée dans son enfance. C’est un prénom d’Afrique, qui me rattache à mon histoire familiale, à celle de mon père, qui quitta le Sénégal pour la France où mes frères et moi avons vécu et grandi, et non une référence à cette pratique ô combien marquée socialement qu’est la fréquentation de l’opéra…
Puissance d’évocation
Pourtant j’aime bien ce lien avec l’œuvre de Verdi, qui n’est pas si erroné puisque l’héroïne est elle-même d’origine africaine. C’est dire la puissance d’évocation d’un prénom qui résonne en nous de plus d’une manière.
Le prénom n’est-il que le reflet de l’identité sociale ou culturelle que les parents transmettent ?
Dans une vaste étude sociologique parue en 2021, L’Épreuve de la discrimination, les auteurs* montrent comment les parents peuvent choisir pour leur enfant un prénom dont la consonance « passe bien » afin qu’il ne subisse pas de discriminations fondées sur l’origine qu’on pourrait supposer en se référant à ce seul prénom. Les travaux du sociologue Baptiste Coulmont ont montré, depuis plusieurs années déjà, la corrélation qui pouvait être établie entre le prénom des candidats au baccalauréat et la mention qu’ils obtiennent à l’examen : 25 % de mention très bien chez les Garance, 18 % chez les Théophile, contre 2 % chez les Ryan et les Steven.
Faut-il en conclure que le prénom nous assigne à un destin social ? Doit-on en déduire que le prénom n’est jamais que le reflet de l’identité sociale ou culturelle que les parents transmettent à leurs enfants ? En faisant de son changement d’état civil l’une des étapes fondamentales de son ascension sociale, Eddy Bellegueule devenu Édouard Louis semble ne rien dire d’autre.
« Mille nuances fugitives »
Mais n’est-ce pas un peu réducteur ? Comment dire de quoi le prénom est le nom ? Dans Rire, le philosophe français Henri Bergson livre une analyse critique de la platitude des noms communs. Ils ne sont que des « étiquettes posées sur les choses » et n’en dénotent que l’aspect le plus banal, puisqu’il s’agit d’être compris de tous afin de communiquer efficacement. Le langage courant nous coupe de notre intériorité aux « mille nuances fugitives » que seuls les romanciers et les poètes savent restituer avec des mots. Mais ce qui est vrai des noms communs ne s’applique pas aux noms propres. En choisissant le prénom de notre enfant, nous ne faisons pas que lui apposer une étiquette qui l’enfermerait.
Nommer un enfant est un acte poétique et créatif, fondamentalement libre et qui doit le rester
Là où j’entends le prénom d’une grand-mère, un autre entendra celui d’un personnage de roman. Là où je pense à un grand sportif, une autre pensera à un ancien amour. Si les mots sont réducteurs dans leur usage courant, en revanche, dans la poésie ou le roman, ils sont dotés, nous dit Bergson, d’une réelle puissance évocatrice : que je prononce « azur » ou « désert », c’est tout un imaginaire qui se met en mouvement. Cette puissance est décuplée par le prénom, porteur de « mille résonances profondes ».
Comment démêler ce qui, dans un prénom, renvoie à l’histoire, à la littérature, au cinéma, à la religion ou à la famille ? Comment peut-on seulement penser à dessaisir les parents de cet acte profondément intime qui consiste à nommer l’être qu’ils mettent au monde ? Ce faisant, loin de l’assigner à une identité liée au passé, nous l’inscrivons certes dans une filiation – comment pourrait-il en être autrement ? – mais surtout nous ouvrons son destin et rêvons de son existence à venir, et c’est tout l’imaginaire de la vie de notre enfant qui vibre en notre esprit. Nommer un enfant n’est pas un geste d’assignation ou de revendication identitaires mais un acte poétique et créatif, fondamentalement libre et qui doit le rester.
* Julien Talpin, Hélène Balazard, Marion Carrel, Samir Hadj Belgacem, Sümbül Kaya, Anaïk Purenne (éd PUF)
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