Embrouilles maritimes

Deux chalutiers achetés par un homme d’affaires tunisien à une société russe sont immobilisés depuis trois ans à Dakar.

Publié le 7 décembre 2004 Lecture : 6 minutes.

Diplômé d’économie et de gestion, Chawki Matoussi a travaillé plusieurs années durant pour une entreprise pétrolière allemande. En 2001, à l’âge de 30 ans, il décide de rentrer en Tunisie, de créer sa propre entreprise, la Compagnie générale de pêche (Cogep), et d’acheter deux chalutiers, Briz II et Briz III, à la société maritime russe Vityaz Marine Transports. Le 23 août 2001, l’acte de vente est signé en Tunisie, où les deux bateaux doivent être immatriculés et l’opération légalisée par le consulat de Russie. Montant de la transaction : 1,6 million de dollars. Reste à prendre possession des chalutiers, quelques jours plus tard, dans le port de Dakar, où ils sont amarrés.
Matoussi, qui, au cours d’un premier séjour, a pu vérifier en présence d’un représentant de Vityaz que tout était en règle, débarque à Dakar et engage les procédures de rapatriement. Il règle les taxes et obtient des autorités portuaires l’autorisation de transférer les deux navires aux chantiers navals Dakar Nave, où ils doivent subir les habituels travaux de carénage avant de mettre le cap sur leur pays d’adoption.
Rentré à Tunis, l’entrepreneur tombe de haut. Stupéfait, il découvre que les autorités du port de Dakar ont ramené les deux bateaux à leur quai de départ. Et que deux sociétés sénégalaises, Soadic et Atlantique Pêche, appartenant à un certain Seydou Nourou Wane, en revendiquent la propriété, non sur la base d’un titre en bonne et due forme, mais de deux actes de nationalité délivrés le 27 janvier 1998 par la marine marchande sénégalaise.
« Ces actes de nationalité sont des faux, car ils ont été établis sur la base de documents eux-mêmes faux. En outre, les dispositions prévues par les conventions de l’Organisation maritime internationale (OMI) et par le code sénégalais de la marine marchande n’ont pas été respectées », explique l’homme d’affaires tunisien. Pour faire valoir ses droits, celui-ci se précipite à Dakar et fournit aux autorités sénégalaises divers documents établissant son droit de propriété sur les deux bateaux, notamment :
– une lettre du 22 mars 2002 dans laquelle le capitaine du port de pêche de Saint-Pétersbourg, en Russie, atteste que Briz II et Briz III sont enregistrés depuis le 18 mars 1993 au nom de la compagnie de transport maritime russe Vityaz ;
– un certificat de droit de navigation sous pavillon russe délivré le 23 avril 1993 par le capitaine du port maritime de Leningrad (le précédent nom de Saint-Pétersbourg), sous la tutelle du ministère de la Pêche russe ;
– un contrat de vente des deux bateaux signé le 23 août 2001 par Djemal Koukoutidzé, le fondé de pouvoir de la compagnie russe, et le gérant de la société tunisienne ;
– des actes de remise et de réception des deux bateaux signés par les représentants des sociétés contractantes, le 28 août 2001.
Par la suite, Matoussi fournira à ses interlocuteurs sénégalais une lettre adressée le 1er décembre 2003 par l’ambassade de Russie à Dakar à Mamadou Seck, alors ministre des Infrastructures, de l’Équipement et des Travaux publics. Ce document confirme que les bateaux sont bien inscrits au registre maritime du port de pêche de Saint-Pétersbourg. « Comment l’acte de nationalité sénégalaise a-t-il pu être établi sans que les deux bateaux aient préalablement perdu leur nationalité d’origine, comme l’exige la loi internationale ? » s’interroge le Tunisien. Question sans réponse.
L’ambassade de Tunisie à Dakar intervient auprès du département concerné, dans une série de lettres datées des 12 janvier, 8 mars, 16 avril et 30 avril 2004. Ismaïl Lejri, alors chef de la représentation diplomatique tunisienne au Sénégal, informe notamment le ministre de la plainte de son compatriote.
Le 16 mars de la même année, le médiateur de la République sénégalaise, saisi de la plainte de Matoussi, adresse à son tour une lettre au ministre de tutelle. Il y relève de nombreuses irrégularités dans la procédure d’octroi de la nationalité sénégalaise aux deux navires (spécifications techniques et dates non concordantes) et demande en conséquence à ce dernier « ou bien [de] confirmer l’authenticité des actes soupçonnés d’être faux, ou bien [de] les annuler ».
Les enquêtes administratives diligentées par ses services et ceux du ministère de l’Intérieur traînant en longueur, Mamadou Seck demande au directeur de la marine marchande de procéder au retrait de la nationalité sénégalaise des deux bateaux. Las, au mois d’avril, un remaniement gouvernemental met un coup d’arrêt à la procédure. Les affaires maritimes ayant entretemps changé de tutelle, le dossier atterrit sur le bureau de Djibo Kâ, le ministre d’État chargé de l’Économie maritime. Ce dernier a entrepris l’examen du dossier cinq jours seulement après sa prise de fonctions. De fait, dès le 10 mai, il demande à ses collègues de l’Intérieur et des Affaires étrangères d’enquêter sur l’affaire. Parallèlement, il sollicite le premier propriétaire pour qu’il confirme la vente de ses navires à l’une ou l’autre des parties. Quant à l’ambassadeur à Dakar, il est prié de confirmer que Briz II et Briz III ont bien été radiés de la liste des navires de nationalité russe.
Le 10 juin, nouvelle intervention du médiateur de la République, qui demande par écrit au ministre de l’Économie maritime d’annuler la nationalité sénégalaise conférée illégalement aux chalutiers. Trois mois plus tard, jour pour jour, ce dernier reçoit Chawki Matoussi et son avocat, Me el-Haj Diouf, l’un des ténors du barreau de Dakar. Un personnage haut en couleur et controversé…
Le 8 octobre, dans une lettre aux autorités sénégalaises, Eugeny Chaplin, le directeur général de Vityaz, écrit : « Notre société tient à rappeler que la Cogep est l’unique acheteur et propriétaire des navires » et qu’elle n’a « jamais vendu les navires Briz II et Briz III aux sociétés Soadic et Atlantique Pêche ». Et pour que les choses soient bien claires, l’entrepreneur russe précise : « Nous avons remis à la Cogep les originaux des documents délivrés par les autorités russes. […] Les navires sont toujours inscrits dans les registres de la marine marchande russe en attendant que la Cogep procède à leur radiation et à leur inscription sur les registres de la marine marchande tunisienne. »
Le doute n’étant plus permis quant à l’identité des propriétaires, l’administration sénégalaise annule, le 22 octobre, les actes de nationalité de Briz II et Briz III. Quatre jours plus tard, Saliou Rama Kâ, le secrétaire général du ministère de l’Économie maritime, annonce la nouvelle au cours d’une conférence de presse, en présence du directeur de la marine marchande.
Le 3 novembre, dans une nouvelle lettre aux autorités sénégalaises, le patron de Vityaz « donne mandat à Monsieur Chawki Matoussi, directeur général de la Cogep, d’équiper et d’armer les navires Briz II et Briz III en vue de quitter les eaux sous juridiction sénégalaise à tout moment ». Ce mandat est valable « jusqu’à ce que la nationalité tunisienne soit substituée à la nationalité russe ».
Tout est bien qui finit bien ? Pas tout à fait. Car Matoussi a beau avoir été rétabli dans ses droits, il est financièrement au bord du gouffre. Les frais d’entretien des deux bateaux immobilisés pendant trois ans et le coût des démarches engagées (voyages, longs séjours dans des hôtels dakarois, honoraires des avocats, etc.) l’ont en effet acculé à la faillite. « Pour trouver les financements nécessaires, j’ai dû hypothéquer ma maison en Allemagne et la ferme familiale en Tunisie, explique le jeune entrepreneur. Je suis d’autant plus ruiné que l’un des deux bateaux a été gravement endommagé par des inconnus et ne peut même plus être réparé. » Me Diouf évalue le préjudice à 4,8 milliards de F CFA (7,3 millions d’euros).
Aux dernières nouvelles, l’État tunisien, qui a pris la défense de son ressortissant, s’apprête à porter l’affaire devant le tribunal maritime international de Hambourg. D’autant que les autorités maritimes sénégalaises empêchent le Tunisien de prendre possession de ses bateaux. « Ils seront remis à la Fédération de Russie par le biais de son consulat à Dakar », précisent-elles. Mais la représentation diplomatique russe au Sénégal refuse de les réceptionner : ils ne relèvent plus de son autorité puisqu’ils ont été vendus à l’entrepreneur tunisien. Bref, on se trouve presque revenu à la case départ.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires