Lula l’équilibriste

Confortablement réélu, le président sortant parviendra-t-il à poursuivre l’étonnante politique « sociale-libérale » menée tout au long de son premier mandat ?

Publié le 7 novembre 2006 Lecture : 5 minutes.

Inoxydable Lula ! Il y a un an encore, le président sortant du Brésil était donné battu par les sondages préélectoraux pour cause de corruption avérée de son mouvement, le Parti des travailleurs (PT). Le 28 octobre, il a été reconduit au palais du Planalto avec 60,83 % des suffrages et 58 millions de voix, c’est-à-dire aussi bien, sinon mieux, qu’en 2002, où il avait obtenu 61,3 % des suffrages et 52 millions de voix.
Luiz Inácio « Lula » da Silva a effectué une fantastique remontée en 2006, grâce à l’étonnante politique « sociale-libérale » qu’il a menée tout au long de son premier mandat et qui lui a valu d’être félicité par Chávez comme par Bush. En 2002, l’ancien ajusteur mécanicien, syndicaliste de choc et fédérateur des catholiques progressistes, des trotskistes et des maoïstes a pris à contre-pied les institutions financières internationales et les chefs d’entreprise qui redoutaient son populisme. Abandonnant toute velléité révolutionnaire, il a non seulement renoncé à nationaliser la moindre entreprise, mais a conduit une politique de la plus pure orthodoxie, allant jusqu’à fixer un excédent budgétaire primaire de 4,25 %, supérieur à celui que demandait le Fonds monétaire international (FMI) ! Pour freiner une inflation galopant à 12,5 %, il a maintenu les taux de base les plus élevés du monde. Il a même assujetti les fonctionnaires à des cotisations de retraite !
Résultat : il obtient un satisfecit de la Banque mondiale et se fait applaudir au Forum économique de Davos. L’inflation est revenue à 4,5 % ; la balance courante est passée, en quatre ans, d’un déficit de 26 milliards de dollars à un excédent de 13 milliards ; la dette extérieure est tombée de 360 milliards de dollars à 200 milliards ; 15,5 milliards de dollars d’emprunts ont été remboursés par anticipation au FMI. Le crédit international du Brésil est restauré et sa situation macroéconomique est assainie.
Le versant social n’est pas moins spectaculaire. Enfant, Lula a connu la faim, et il veut en finir avec ce fléau qui touche 15 % des 186 millions de Brésiliens. Il met au point une borsa familia (« bourse famille ») qui apporte un complément de revenu à 11 millions de ménages démunis et acceptant de maintenir leurs enfants à l’école. Il promet de donner des lopins à cultiver aux paysans sans terre. Il triple les budgets sociaux. Il augmente le salaire minimum de 17 % en avril 2006. Il fait condamner par l’Organisation mondiale du commerce (OMC) les subventions agricoles des États-Unis et de l’Europe.
Conséquence : il est considéré comme une icône du développement alternatif par les participants au Forum social de Porto Alegre. En 2005, pour la première fois depuis dix ans, le salaire moyen brésilien progresse et l’indice des inégalités recule à 7 %. Sont créés deux fois plus d’emplois (4,5 millions) que sous son prédécesseur. Les pauvres votent naturellement en masse pour ce président issu des quartiers populaires de São Paulo et qui adore les bains de foule et les matchs de foot, y compris sur les pelouses du palais présidentiel. Avec un tel palmarès, on aurait pu s’attendre à un raz-de-marée électoral en sa faveur. Hélas pour lui, son mandat a été perturbé par une succession « d’affaires » qui ont terni la réputation de son parti et l’ont contraint à un second tour.
Dans les premiers mois de 2005, les Brésiliens découvrent que le PT achetait les voix des parlementaires des autres formations pour faire passer les réformes souhaitées par Lula. Une caisse noire permettait au PT d’assurer une mensalão – « mensualisation » – de ces élus peu scrupuleux. Le président est obligé de se séparer de son bras droit, José Dirceu, et de présenter ses excuses à ses compatriotes, tout en jurant qu’il n’était pas au courant de ces pratiques.
Le scandale se répète le 15 septembre 2006. Deux représentants du PT sont arrêtés par la police en possession de 800 000 dollars destinés à acheter à l’organisateur du trafic dit « des ambulances » des preuves compromettantes pour Geraldo Alckmin, principal concurrent de Lula à l’élection présidentielle et ancien gouverneur de l’État de São Paulo. L’intention des prévenus était de faire publier ces preuves par la revue Epoca. Malheureusement pour eux, aucun de ces documents ne permettait de démontrer l’implication d’Alckmin dans la surfacturation des achats d’ambulances, où se trouvent mêlés 72 parlementaires.
Mis en accusation par ses adversaires de droite comme de gauche, Lula pousse à la démission son nouveau bras droit, Ricardo Berzoini, président du PT, mais aussi directeur de sa campagne électorale, qui avoue avoir été « vaguement » au courant du projet. Il demande à la police et à la justice de sanctionner les coupables et promet une fois de plus qu’il ignorait tout de ces magouilles. « Ce n’est pas maintenant que tous les sondages me donnent gagnant que je vais être d’accord avec ce genre de pratiques », s’exclame-t-il à la télévision.
Et, à nouveau, les Brésiliens le croient sur parole. Aussitôt réélu, Lula a recommencé à jouer la même partition. Désavouant ses proches qui souhaitent le départ du très libéral ministre des Finances Guido Mantega et la fin de « la préoccupation névrotique de l’inflation », le président a affirmé, le 31 octobre : « Nous ne changerons pas l’objectif du taux d’inflation qui est fondamental pour aider les pauvres » et « nous allons poursuivre une politique budgétaire responsable ». Voilà pour les décideurs. Il répète aussi à l’envi : « Les pauvres auront la préférence de notre gouvernement. » Voilà pour ses électeurs de base.
Cette ambivalence soigneusement cultivée ne lui permettra pas de faire l’impasse sur les trois défis qui l’attendent. Premièrement, il devra persuader la classe politique brésilienne de la nécessité de réformes institutionnelles. Car il est indispensable que les parlementaires cessent de se comporter en électrons libres et qu’ils obéissent enfin à une discipline de parti, ce qui limiterait les risques de corruption et de démagogie. Deuxièmement, Lula a promis une croissance de 6 % par an, alors qu’elle ne dépasse pas 3 % depuis cinq ans, quand la Chine est à plus de 10 % et l’Inde à plus de 8 %. Cette mollesse est directement imputable à la politique macroéconomique du président ; les taux élevés (13,75 %) et la vigueur du réal dissuadent les investissements et limitent les créations d’emplois. Comment parvenir à desserrer ce « frein à main » qui empêche la Ferrari brésilienne de donner toute sa mesure, selon l’image que le président affectionne ? Troisièmement, poursuivre la politique sociale généreuse en faveur des déshérités, qui coûte cher au budget de l’État. Malgré la hausse des impôts, le déficit n’a pu être contenu qu’en taillant dans les budgets d’investissements publics, donc en sacrifiant les projets d’infrastructures (routes, ports, aéroports, voies ferrées) dont l’insuffisance ralentit la croissance du pays. Où Lula trouvera-t-il l’argent ? Taillera-t-il dans les dépenses pour les plus pauvres ? Ou bien ponctionnera-t-il les classes moyennes qui s’estiment déjà défavorisées et qui se sont détournées de lui au premier tour ?
À première vue, ces trois équations sont impossibles à résoudre sans casse économique, sociale ou politique, même par un président charismatique : son parti est très minoritaire dans le pays ; lui-même ne veut sacrifier ni la croissance à l’équité sociale, ni la fraternité à l’orthodoxie financière. Il ne lui reste qu’à espérer dans sa bonne étoile et dans sa formidable capacité à surmonter les catastrophes qui ont jalonné son existence : la misère de son enfance, la prison de la dictature, les trois échecs électoraux antérieurs et les grosses bêtises de ses propres amis. L’artiste qui s’est tiré de tant de situations désespérées peut encore surprendre.

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