Dans la peau du bourreau

Livre phare de la rentrée littéraire, Les Bienveillantes plongent irrésistiblement le lecteur dans la tête d’un nazi. Une immersion au cur de l’horreur.

Publié le 7 novembre 2006 Lecture : 3 minutes.

« Frères humains, laissez-moi vous raconter comment ça s’est passé » Dès les premiers mots, Les Bienveillantes, le roman de Jonathan Littell, jeune auteur de 39 ans, provoquent le lecteur. Ainsi ce Maximilien Aue qui se déplace sur tous les fronts de la Seconde Guerre mondiale serait mon frère ? Cet officier des Waffen SS pervers, dévoyé, qui monte en grade au fil des pages tandis que s’amoncellent sous ses bottes les cadavres de ses victimes, serait un autre moi-même ? Inacceptable. Et pourtant Il l’est comme le sont tous les criminels de la planète, les Hitler, les Himmler, les Eichmann avec lesquels les 900 pages de ce roman exceptionnel vont nous familiariser. Outre le fait d’être un personnage fictif, ce qui le sauve, c’est d’être humain, terriblement humain, avec ses peurs, ses maladies, ses errements, ses secrets Mais c’est aussi, par certains côtés, un homme remarquable. Docteur en droit, il est intelligent, cultivé, lit Kant, Hegel, Sophocle, et survit dans Berlin bombardé un volume de Flaubert dans la poche. Il analyse les pires situations avec finesse et pertinence, défend ses idées et jamais ne sombre dans la servilité, même si sa carrière doit en pâtir. On en vient à le trouver sympathique !
Ses haut-le-cur devant les massacres le rapprochent de nous et l’on pourrait croire à la sincérité de sa compassion lorsqu’il s’efforce d’épargner la vie des Juifs des montagnes de Silésie. Mais en Ukraine, ses qualités d’organisateur, de planificateur du génocide révèlent son sens du devoir, règle dure forgée à coup d’idéologie, qui l’a persuadé que la race aryenne à laquelle il appartient doit dominer le monde. Il est un pur produit du régime hitlérien, un fidèle aux aspérités refoulées, un monstre. Au fil de l’histoire, on suit Aue à Stalingrad, puis dans la légion Wallonie où il rencontre le Belge Léon Degrelle, engagé dans la SS. Aue se rend aussi à Paris, la ville de son cur, car francophone autant que germanophone. La France renferme une partie de son secret, peu à peu dévoilé. On le retrouve enfin dans le bunker de Hitler, où se déroule une scène étrange, entre fantasme et réalité.
Pour un coup d’essai, c’est un coup de maître. Le premier livre de Jonathan Littell est une somme sur la Seconde Guerre mondiale, qui a nécessité cinq ans de travail, de nombreux voyages sur place, des rencontres et des témoignages. Sont décelables en filigrane quelques-unes des sources de l’auteur, les uvres d’Anthony Beevor sur Stalingrad ou sur la chute de Berlin, le fameux Hitler de Ian Kershaw L’idée initiale de Littell vient d’une photographie, celle d’une jeune paysanne russe coupable de sabotage, pendue par les nazis, découverte ensuite par les Soviétiques et érigée en héroïne par Staline. « Ce qui est extraordinaire dans cette image, c’est qu’on perçoit à quel point cette femme a pu être belle », explique-t-il. Horreur et beauté. Mais le fils du grand reporter de Newsweek, Robert Littell, diplômé de Yale, a aussi été inspiré par La Destruction des Juifs d’Europe, de Raul Hillberg, ouvrage historique décrivant le processus du génocide, et par Les Jours de notre mort, de David Rousset, qui décrit la vie dans les camps de concentration.
Les superlatifs ne manquent pas pour qualifier Les Bienveillantes, déjà récompensées le 26 octobre par le Grand Prix de l’Académie française. L’auteur a été comparé au Dostoïevski des Frères Karamazov ou au Flaubert de L’Éducation sentimentale. N’ayons pas peur des mots lorsqu’ils sont justes. Mais ne manquons pas non plus de saluer le souffle qui porte ce roman, chose trop rare dans la littérature contemporaine. Le lecteur est tenu en haleine tout au long du livre, jusqu’à l’antépénultième page qui possède, elle aussi, son coup de théâtre. Cette verve mise au service de descriptions parfois insoutenables est l’un des étonnants caractères de l’ouvrage, rédigé en français bien que son auteur soit américain. La critique a été unanime pour tresser des lauriers à Jonathan Littell. Seule ombre au tableau, l’avis du Pr Peter Schöttler, directeur de recherche au CNRS, qui s’en prend d’abord à l’utilisation que fait l’écrivain de la langue allemande, relevant ici et là des erreurs. « Le phénomène complexe et difficile de la Shoah est réduit à sa dimension meurtrière et presque entièrement expliqué en termes d’inhumanité, de sadisme et de perversité », écrit-il dans le quotidien Le Monde. Il a raison, mais l’objectif de Littell a été de faire saisir au lecteur la logique qui anime un bourreau.

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