Y a-t-il une vie hors le cinéma ?

Son dernier documentaire vient d’être diffusé sur France 3. La réalisatrice de « Inch’Allah Dimanche » a plein de projets dans les cartons, mais veut aussi partager son expérience avec des jeunes. Rencontre.

Publié le 6 octobre 2003 Lecture : 4 minutes.

Quinze heures, un bel après-midi de septembre à Paris. La circulation est insupportable, et le vacarme de la rue fatigue les nerfs. Franchir la porte du Sylvana, salon de thé chic du 16e arrondissement, est un soulagement. Seul un léger fond musical perturbe la tranquillité du lieu. Plongée dans la pénombre, la salle est presque vide. Deux femmes discutent dans un coin. Des papiers en désordre encombrent la table. L’une d’elles répond à son téléphone portable : on distingue à peine l’oreillette qui pend de son oreille gauche, perdue dans ses longs cheveux épais. C’est elle.
Yamina Benguigui est impressionnante – ce n’est plus un mystère pour personne. Même en jean et en chemise blanche à peine repassée. Longtemps cachée derrière la caméra, la productrice-réalisatrice française d’origine algérienne est passée fréquemment de l’autre côté, depuis le succès de Mémoires d’immigrés, et a révélé à ses nombreux admirateurs son visage harmonieux et sa silhouette élancée. Consciente de son charme, elle s’agace pourtant que les journalistes le rappellent dans chaque article : « Parce que je suis maghrébine, que j’ai réussi, devrais-je être moche ? »
Un rapide au revoir à sa soeur qui quitte le Sylvana, un dernier coup de fil, et elle s’assoit, le regard fixe derrière ses lunettes fumées, sans pour autant perdre de vue son emploi du temps surchargé. Yamina Benguigui a quatre yeux, quatre mains, quatre pieds.
« Je me lève à sept heures moins le quart et me couche vers deux heures du matin, tous les jours. » Écriture, lecture de scénarios, rendez-vous, réponse aux courriers, visite des associations dont elle est la marraine. À quoi s’ajoutent les soirées mondaines. « Ce soir, c’est l’homme d’affaires Édouard Leclerc. Il fait tellement pour le cinéma féminin que je lui dois bien ça. De toute façon, je lui ai promis que je viendrais et je n’ai qu’une parole. » Sans parler des voyages à l’étranger, des festivals qui n’en finissent pas de sélectionner ses documentaires ou son premier long-métrage de fiction, Inch’Allah Dimanche, sorti en septembre 2001. Et ses deux filles, 15 et 18 ans, dans tout ça ? « Ah oui, mes filles. C’est tellement normal, que je n’y pense même pas. Tout à l’heure, d’ailleurs, je vais rejoindre l’une d’entre elles pour acheter des DVD. »
Tout va trop vite pour cette femme de 46 ans, qui a déjà eu deux vies. « J’ai commencé à exister dans mon corps à 22 ans ; l’adolescence, je ne l’ai pas connue. Alors, forcément, après, ça file. »
Yamina Benguigui incarne toute une génération de filles d’immigrés maghrébins. Perdus dans une société qu’ils veulent fuir et qu’ils ne quitteront finalement jamais, les parents élèvent leurs filles dans la nostalgie du pays et de ses traditions. Des douleurs jamais formulées, et qui retombent inexorablement sur les épaules des enfants. Non seulement la jeune Benguigui a vécu la sévérité d’un père militant nationaliste dont elle tait le nom, qui, tout en lui enseignant musique et lectures, ne la voyait que comme une « fille à marier ». Non seulement elle a connu les silences d’une mère opprimée qui divorcera après son départ de la maison, à 18 ans et demi. Non seulement elle a encaissé l’enlèvement de ses jeunes frères et soeurs par leur père. Mais elle est la première à avoir publiquement percé l’abcès, à avoir recueilli et gravé sur la pellicule des centaines de témoignages de gens comme elle. Ou comme ses parents.
Tout le travail documentaire et cinématographique de Yamina Benguigui repose sur cet héritage qu’elle a eu le cran de dévoiler. Elle refuse pourtant d’être un porte-drapeau. On a voulu lui attribuer ce rôle quand elle a coprésenté Place de la République avec Gilles Schneider en 1999 sur France 2, une expérience qui a mal terminé. « Ils m’ont mis dans un moule, je n’aimais pas ça. J’aurais voulu produire l’émission et pas seulement être présentatrice. »
On veut encore la voir comme la « Beurette de service ». Elle exècre l’expression, « typique des journaux de gauche, que même le FN n’emploie pas. Dès qu’une fille issue de l’immigration émerge, ça y est, elle devient la Beurette de service. C’est insupportable. On est bonne ou on ne l’est pas. C’est tout. »
Seulement, même à son corps défendant, Yamina Benguigui représente, depuis Mémoires d’immigrés, la voix de ces sans-voix, la mémoire de ces oubliés de l’Histoire. Grâce à eux, aussi, elle a fait ses preuves.
De sa vie passée, de la rupture avec sa famille, elle dit tout. Parler, montrer, briser les silences « qui résonnent » : voilà le travail accompli en treize ans par la réalisatrice. « Je n’ai jamais fait d’analyse. » Mais le cinéma est passé par là, et la caméra est sa catharsis. D’ailleurs, elle avoue : son « truc » pour les interviews, c’est parler de soi, d’abord. Pour mettre à l’aise, et favoriser la confidence.
Elle dit tout ? Pas vraiment. Benguigui ? « C’est mon mari. » On n’en saura pas plus. Sauf que c’est lui qui l’a aidée à vivre pendant les premières années de sa carrière. Sauf que Yamina Benguigui, c’est elle. L’autre, celle qui a porté un nom de jeune fille, pendant une vingtaine d’années, « c’est la fille de mon père, ce n’est pas moi ».
Elle a plein de projets dans les cartons, dont un long-métrage sur l’enterrement des musulmans en France, une série télévisée pour France 2 sur le quotidien d’une jeune fille qui fait le grand écart entre Sarcelles et les salons du couturier Jean-Paul Gaultier. Yamina aspire pourtant à plus de sérénité. « J’aimerais continuer à faire des films. Mais j’aimerais aussi faire partager à d’autres mon expérience. Faire émerger des talents. » Elle est tentée par la création d’une fondation. Mais, finalement, elle le sait, elle continuera le cinéma. Documentaire ou long-métrage, peu importe.

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