Voleurs d’enfance

En provenance de pays pauvres, les mineurs migrants non accompagnés sont souvent exploités par des réseaux mafieux dès leur arrivée en Europe. Où ils ne bénéficient d’aucun statut légal.

Publié le 6 octobre 2003 Lecture : 5 minutes.

De 5 milliards à 10 milliards d’euros. Tel est le montant que gagnent, chaque année, les trafiquants agissant dans la traite d’êtres humains. Pour lutter plus efficacement contre eux, un nouvel outil a rejoint, le 29 septembre, l’arsenal répressif international : la Convention des Nations unies contre la criminalité transnationale organisée. Renforcement de la coopération interétatique, criminalisation de certains délits ou encore protection accrue des témoins sont quelques-unes des mesures nouvellement entrées en application. Une bonne nouvelle donc pour les victimes de cette traite, parmi lesquelles on compte de plus en plus d’enfants, provenant essentiellement d’Asie, d’Afrique et d’Europe de l’Est. Traditionnellement, ces mineurs étaient envoyés dans des pays proches du leur, mais les réseaux n’hésitent plus à internationaliser ce juteux trafic. L’Organisation internationale pour les migrations (OIM) a organisé une conférence à Paris les 25 et 26 septembre sur la traite des mineurs isolés dans l’Union européenne. Occasion pour l’organisation de rendre publique son rapport, destiné à guider les pays européens dans leur lutte contre le trafic international d’enfants. « Les mineurs sont socialement et statistiquement invisibles dans de nombreux pays, explique Antonio Morabito, directeur de la coopération au ministère italien des Affaires étrangères. Ils deviennent donc des proies faciles pour les réseaux mafieux. » Bien que les chiffres exacts soient difficiles à connaître, les auteurs du rapport ont constaté au cours de leurs enquêtes que le nombre d’enfants arrivant seuls (ou mal accompagnés) sur le sol européen était en constante augmentation ces dernières années. En 1999, deux cents mineurs étrangers étaient passés par les services parisiens de l’aide à l’enfance. L’année dernière, ils étaient près de neuf cents. S’ils ne permettent pas de comptabiliser l’ensemble des enfants migrant chaque année vers la capitale française, ces chiffres restent significatifs. « Parmi les dix mille enfants que suivent nos services, explique Gisèle Stievenard, adjointe au maire de Paris chargée des affaires sociales, 10 % sont étrangers. Nous pensons que ce phénomène va croître. » Un tiers des mineurs isolés débarquant sur le sol français arriveraient dans la capitale.
À Paris comme ailleurs, les experts doivent se contenter d’estimations, fondées sur les observations de la police, des douaniers, des services sociaux et des associations. Au plan mondial, entre 600 000 et 2 millions de femmes et d’enfants seraient victimes de la traite. Un adulte entre dans cette catégorie lorsqu’il est recruté, transporté, transféré, hébergé ou accueilli par la force ou la tromperie pour être exploité. Aux termes de la Convention internationale des droits de l’enfant de 1989, le mineur est considéré comme victime de la traite dès lors qu’il est déplacé à des fins d’exploitation. Les pays d’origine des mineurs non accompagnés arrivant dans les pays membres de l’Union européenne sont de plus en plus nombreux. Les principales régions d’origine sont l’Europe centrale et de l’Est (Moldavie, Roumanie et Ukraine), l’Afrique (Nigeria et Sierra Leone) et l’Asie (Chine, Afghanistan et Sri Lanka). « Près de 20 000 enfants en provenance d’Afrique et d’Europe de l’Est arrivent chaque année en Europe », estime Antonio Morabito. Tous ces enfants fuient la guerre, la pauvreté ou les mauvais traitements. Recrutés par des hommes comme par des femmes, ils sont parfois encouragés par une famille peinant à survivre, ou tombent seuls dans le piège qui ne tarde pas à se refermer sur eux dès que les portes de la maison natale sont franchies. « Depuis quelques années, explique Marco Gramegna, chef du service de lutte contre la traite des êtres humains à l’OIM, de nouvelles formes d’exploitation apparaissent. » Traditionnellement, les enfants prisonniers de réseaux sont soit prostitués, soit utilisés pour travailler (gratuitement) chez des particuliers, à l’usine, aux champs ou dans la rue comme voleurs ou mendiants. Une fois pris au piège d’un réseau, les enfants doivent généralement « rembourser » le prix de leur « voyage », estimé à 25 000 euros en moyenne. Depuis peu, les petites victimes sont également déportées pour participer à des rituels sataniques, pour « donner » leurs organes (l’opération conduisant généralement à la mort) ou encore pour être vendus à des couples européens en mal d’adoption. La demande étant très forte sur ce dernier marché – et l’activité lucrative -, tous les moyens sont bons. Enlèvement, vente des enfants de mères déjà prisonnières de réseaux ou encore mariage des trafiquants avec de jeunes célibataires, dans le but de kidnapper – et faire adopter – leurs futurs bébés.
Actuellement, ces gamins sont très peu protégés à leur arrivée sur le territoire de l’Union européenne. La législation varie d’un pays à l’autre et seule l’Italie leur confère un statut juridique. Une récente loi reconnaît leur condition de victime et prévoit la mise en oeuvre d’un processus d’accompagnement pour les rapatrier dans leur pays d’origine, lorsque cela est possible, ou pour les aider à vivre sur le sol italien dans le cas contraire. Dans l’ensemble des autres pays européens, le mineur non accompagné ne possède pas d’existence légale, malgré une directive européenne datant de juin 1997 et invitant les États membres à légiférer sur le sujet. « Le mineur isolé est rattaché à différents statuts du fait qu’il est mineur, étranger, victime et, parfois, réfugié », explique la consultante internationale Georgina Vaz Cabral. Ces statuts se superposent et se contredisent parfois. En France, une ordonnance datant de 1945 protège les enfants, mais si le mineur migrant ne peut prouver son âge – et les papiers d’identité sont souvent retirés à l’enfant par les trafiquants -, il est traité comme un majeur. « Il est d’abord perçu comme un étranger et non comme un enfant », dénonce Georgina Vaz Cabral. « Il est urgent de considérer ces enfants comme des victimes, renchérit Marco Gramegna, et non comme des complices d’opérations criminelles. » Faute de statut légal précis, ces enfants sont traités différemment en fonction des pays d’arrivée et des services étatiques rencontrés. « Ces enfants sont discriminés en droit français, car ils ne peuvent pas suivre de formation, explique une juge pour enfants parisienne ; leur statut d’irrégulier prime leur statut d’enfant et quand ils deviennent majeurs, je ne crois pas que le contexte du pays dans lequel ils sont renvoyés soit étudié. » Certains sont rapatriés chez eux au même titre que les adultes et retombent dans les bras des filières mafieuses dès leur arrivée. D’autres sont pris en charge sur le sol européen jusqu’à leur majorité et, ensuite, basculent dans la clandestinité. Les participants à la conférence de l’OIM préconisent une harmonisation de la législation européenne et la mise en place de services chargés de rechercher les familles des enfants déportés dans le cadre d’accords passés avec les pays dont ils sont originaires. Si le retour n’est pas possible, ils demandent que les États européens accordent aux mineurs la protection que le droit international leur reconnaît. « Nous avançons, le sujet n’est plus tabou et le débat s’est ouvert, se félicite Marco Gramegno, mais il est vital que les pays industrialisés traitent ces questions en amont, et pas seulement quand leurs effets se font sentir chez eux. Il faut traiter les causes profondes sinon elles continueront à produire des victimes. »

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