Que deviennent les sinistrés du 21 mai ?

Quatre mois après le tremblement de terre, la région d’Alger ressemble toujours à un immense chantier. Dans les camps où s’entassent les dizaines de milliers de personnes sans toit, l’impatience grandit à la veille du ramadan.

Publié le 6 octobre 2003 Lecture : 8 minutes.

A Boumerdès, il y a l’avant et l’après. « Avant, se souvient Mohamed, il y avait ici plus d’une quinzaine de bâtiments : pas très hauts, quatre ou cinq étages le plus souvent ; de beaux immeubles. » Du doigt, il désigne un immense terrain vague : de la coquette cité Ibn-Khaldoun, construite dans les années 1970 et affectueusement rebaptisée « cité des 1 200 », il ne reste rien. Juste quelques ornières, rendues boueuses par les dernières pluies, des monceaux de gravats et un bâtiment, dont Mohamed croit savoir qu’il abrite des enseignants, nombreux dans cette ville universitaire. Ici, à 60 km à l’est d’Alger, le tremblement de terre du 21 mai a détruit toute la partie sud de la ville – ou presque. Les bulldozers ont fait le reste. Parce qu’il y a longtemps habité, Omar reste attaché à l’endroit. Avant, raconte-t-il, sa femme l’aimait aussi ; maintenant, elle ne veut plus « vivre en hauteur » ; leurs enfants non plus. « Avec tous ces immeubles effondrés, tordus ou penchés, soupire Loucif, un autre sinistré, nous avons perdu le sens de la verticalité. » Lui aussi a mis du temps à accepter de retourner vivre « dans du dur ». Pendant deux semaines, avec sa femme et ses deux enfants, il a préféré dormir dans la voiture, avant de dénicher une tente de plage. « Il n’était pas question de retourner tout de suite dans une maison dont nous n’étions même pas sûrs qu’elle était encore solide, explique-t-il. Nous avions trop peur que ça recommence. »
Et « ça » a recommencé dans les jours, les semaines et même les mois qui ont suivi la première secousse. « C’est difficile de s’y habituer, raconte Omar. À chaque fois, les enfants paniquent. » Quatre mois après le tremblement de terre le plus meurtrier de ces vingt dernières années en Algérie (plus de 2 200 morts et 10 000 blessés), les sinistrés des wilayas (« préfectures ») d’Alger, de Boumerdès, de Blida et de Tizi Ouzou se nourrissent toujours d’angoisses et de paranoïa.
Les pluies tombées à la mi-septembre n’ont rien arrangé. Dans la nuit du 15 au 16, les dizaines de camps de toile, installés au lendemain du séisme pour ceux dont les logements n’étaient plus habitables, se sont transformés en vastes champs de boue. « Avec la tempête, affirme Mohamed Salah Badouna, vice-président du Croissant-Rouge algérien (CRA), des tentes se sont envolées ; d’autres ont été inondées. Il a fallu creuser des rigoles et installer des bâches. » Dans le camp de l’École, à Boumerdès, comme dans celui du Figuier, à l’est de la ville, la fatigue se lit sur les visages. Excédés, certains ont choisi d’occuper de manière illégale des logements neufs inoccupés, avant d’en être délogés par les autorités. Pourtant, remarque Abdallah, professeur d’université et porte-parole du camp de l’École, « ce ne sont ni des voyous ni des voleurs. Juste des gens désemparés ». D’autres ont préféré se rassembler devant le siège de la wilaya pour s’y plaindre de conditions de vie « vraiment trop difficiles » et parce qu’« on [les] a oubliés ». Un sentiment d’abandon que Loucif comprend, à défaut de le partager : il se sait privilégié. Sa famille est indemne et n’a dû passer que quelques jours sous la tente. « Je n’ai jamais aimé le camping, lâche-t-il. Maintenant, je le déteste ; je déteste la pluie, la boue, l’effet de serre quand il fait chaud, les rongeurs, le manque d’hygiène et d’intimité. Je déteste à jamais l’inconfort de la tente. »
Dans les camps, la tension est palpable. Les quatre wilayas sinistrées en totalisent plus de 250, soit presque 30 000 tentes. « La promiscuité y est devenue intolérable, raconte Mourad. La vie s’y est organisée, mais rien n’est simple. » Il sourit en pensant à l’un de ses voisins. « Avant, ses cinq filles vivaient à la maison, elles ne sortaient pas. Maintenant, cet homme ferait tout pour qu’elles quittent un peu la tente et qu’elles le laissent au calme ! » Le séisme se traduira aussi par une hausse du nombre des divorces, Mourad en est convaincu : « Le désordre est permanent et les gens sont nerveux. Ils n’en peuvent plus de vivre les uns sur les autres. »
À la promiscuité s’ajoutent les difficultés de la vie quotidienne. Il y a les sanitaires, souvent situés à l’autre bout du camp, où les femmes doivent se faire accompagner ; il y a les tentes que les familles sont parfois obligées de se partager. « Hommes et femmes ne peuvent pas toujours dormir sous le même abri, précise Mourad. Dans ces cas-là, les hommes passent la nuit dehors. » Sans oublier les problèmes d’insécurité. « On a dû s’organiser, raconte Abdallah. La plupart du temps, ce sont des jeunes de 20 à 25 ans qui montent la garde. » Sans cette surveillance, ajoutée à celle des gendarmes, beaucoup n’accepteraient pas de rester dans les camps tant ils ont peur des vols, des agressions et des attaques terroristes. Et puis il y a les repas chauds distribués par l’État et dont les sinistrés se nourrissent depuis le 21 mai. « C’est une bonne chose et pourtant, les gens se sentent humiliés de ne pas pouvoir subvenir aux besoins de leur famille », explique Loucif. Mais mieux vaut ne pas faire fonctionner de réchauds individuels. En témoigne la « tragique histoire du bâtiment 32 », dont les rescapés ont mis le feu à leur camp avec une bonbonne de gaz trois jours après le séisme. Eux « en ont particulièrement marre », assure Mourad.
Cependant, personne ne s’est jamais trouvé démuni, assure-t-on dans les rues dévastées de Boumerdès et de Zemmouri. « Au début, se souvient Mohamed, l’aide s’est organisée de manière spontanée. Dès les premiers jours, nous avons reçu de l’eau, du café, du thé et beaucoup de denrées périssables que nous ne savions plus où mettre. Les gens sont venus d’eux-mêmes depuis les villes voisines nous distribuer ce qu’ils avaient. » Une entraide dont on se félicite, au siège algérois du Croissant-Rouge. D’ailleurs, estime Mohamed Salah Badouna, « 90 % des dons faits dans l’urgence sont venus des Algériens eux-mêmes ».
Côté CRA, « chaque comité de wilaya a réagi dès les premières heures du drame en envoyant des vêtements, des couvertures, des médicaments, des produits alimentaires. Il y en avait tant qu’il a fallu leur demander de filtrer les envois. » Depuis, la plupart des 500 secouristes sont rentrés dans leur wilaya d’origine. Ils ne sont plus que 150 à se relayer sur une vingtaine de sites où ils vivent avec les sinistrés. « L’été a été très dur : quand il faisait 35 °C dehors, il en faisait dix de plus sous la tente, explique Badouna. Malgré cela, on n’a jamais manqué d’eau. C’est un miracle qu’il n’y ait pas eu de choléra ! » Aujourd’hui, l’aide s’épuise doucement, mais il reste beaucoup à faire. « Tant que les gens n’ont pas de véritable toit, nous devons continuer. »
Le président Bouteflika l’a pourtant promis au lendemain du séisme : tous les sinistrés seront relogés avant l’hiver. « De toute façon, estime le colonel Mustafa el-Habiri, directeur général de la Protection civile, ça ne peut pas durer : on ne peut pas prendre le risque de voir les camps se transformer en bidonvilles. » Les autorités comptent sur des logements sociaux, dont une partie a été attribuée aux sinistrés. Ceux qui ne souhaitent pas en profiter pourront bénéficier d’une aide de 1 million de dinars (11 300 euros) pour reconstruire ou acquérir un nouveau logement. Ainsi en a décidé le chef du gouvernement, le 16 septembre, même si les sinistrés jugent la somme insuffisante. « Le problème, explique-t-on à Boumerdès, c’est que les gens ne veulent pas quitter la ville et qu’on leur demande parfois d’aller habiter à plusieurs dizaines de kilomètres d’ici. » Même dévasté, Boumerdès continue de séduire. Au Croissant-Rouge, on dit comprendre « que les gens n’aient pas envie d’être délocalisés, mais l’État ne peut pas être tenu pour responsable de tout : c’est une question de disponibilité de logements ». Dans cette affaire, renchérit-on à la direction de la Protection civile, on ne peut douter de la bonne volonté des autorités qui font « tout ce qu’elles peuvent, aussi vite qu’elles le peuvent ». D’ailleurs, conclut Mohamed Salah Badouna, « on ne peut pas reconstruire sur ce qui a été détruit. Le problème s’était déjà posé au moment des inondations de Bab el-Oued, en novembre 2001. Les gens voulaient être relogés au même endroit alors que, souvent, ils habitaient dans des constructions illicites. »
Autre possibilité de relogement, les 17 000 chalets (« les conteneurs », rectifie-t-on parmi les sinistrés) promis par les autorités. Ils sont en cours d’installation et devraient être habitables dans le courant du mois d’octobre. Mais là aussi, l’inquiétude demeure : « Les gens trouvent déjà qu’ils ont été construits trop près les uns des autres, et, qu’avec en moyenne 36 m2, ils sont trop petits », témoigne Mourad. Lui a survécu à deux autres tremblements de terre (à Chlef, en 1954, et à el-Asnam, en 1980) et estime qu’il faut relativiser : « Tout cela doit n’être que provisoire. Il y a vingt ans, se souvient-il, les sinistrés ont attendu deux ans avant d’avoir les chalets. » Aujourd’hui, les « deux pièces-cuisine » en préfabriqué sont destinés aux 20 000 « effondrés » dont les immeubles, inhabitables, ont fini par être rasés par les bulldozers. Pour les autres, il a fallu attendre la visite des experts du CTC, le Contrôle technique de la construction, dont les normes n’étaient jusqu’à présent obligatoires que pour les bâtiments publics. Les bâtisses ont été classées en trois catégories : vert, orange et rouge. Habitable ; réparable ; à démolir. « Mais comment se sentir en sécurité quand les murs de votre maison, qui a été classée « vert », sont fissurés ? » interroge Loucif.
Quatre mois après le séisme, la région d’Alger ressemble toujours à un immense chantier. « On se croirait en Bosnie-Herzégovine », soupire Mourad. Le 12 juin, le président estimait que la situation ne pourrait pas « se normaliser avant deux années au moins », et qu’il en coûterait 5 milliards de dollars (4,3 milliards d’euros) à l’État. À Zemmouri-ville, 80 % des constructions ont été détruites. De la place centrale, autrefois bordée d’arbres, il ne reste aujourd’hui qu’un terrain aux allures lunaires. La zone côtière de la localité a été relativement épargnée, mais le séisme y a relevé les rochers de 30 cm à 1 m, ont calculé les experts en sismologie. À quelques kilomètres de là, c’est le minaret de la mosquée de Bordj Ménaïel qui a cédé. À Corso, les silos à grain fragilisés menacent toujours de s’effondrer. Chaque jour, maçons improvisés et professionnels de la construction se relaient sur les chantiers. Ils y consolident des piliers, coulent du béton et confortent les murs porteurs. Le respect des normes parasismiques sera cette fois obligatoire, assurent les autorités, tant pour les constructions publiques que privées. Sur le terrain pourtant, certains demeurent sceptiques : « L’Algérien est comme un sprinteur à la mémoire courte, résume un journaliste. Il se souvient de tout, pourvu que ça ne remonte pas trop loin ! »

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