Quand les campagnes s’éveilleront…

Près de la moitié de la population vit encore en zone rurale. Souvent en marge du progrès.

Publié le 6 octobre 2003 Lecture : 5 minutes.

De la verdure du champ dépassent de grands chapeaux de paille colorés. Dessous, des femmes travaillent huit heures par jour à cueillir des poivrons. Elles sont nées dans le Gharb, à quelques dizaines de kilomètres de la capitale marocaine et ont la même activité depuis vingt ans. « Elles sont allées à l’école, explique leur jeune patron, mais pas assez longtemps pour avoir le choix de leur métier. » N’était les voitures au loin lancées à pleine vitesse sur la bretelle autoroutière, on jurerait que le temps s’est arrêté au XIXe siècle. Sans eau ni électricité à la maison, ces femmes qui gagnent à peine de quoi vivre (3 euros par jour) voient passer la modernité sans pouvoir y goûter. C’est aussi le cas de ce petit berger de 11 ans vivant dans la région de Khemisset. « J’en ai marre de garder le troupeau toute la journée ! » lance-t-il, révolté par sa condition. Chaque matin, il se lève tôt et passe quelques heures en classe avec le maître. Après un rapide repas, il mène les animaux paître dans la forêt à quelques kilomètres du village. Il ne rentre que lorsque le soleil se couche. Comme la plupart des enfants rencontrés dans les douars marocains, il aimerait partir travailler en ville. Il sent confusément que, pour réaliser ce rêve, les leçons de l’instituteur lui seraient plus utiles que la compagnie des moutons.
Les petites filles ne sont pas épargnées par les travaux agricoles et les corvées domestiques. Selon le ministère du Plan et de la Statistique, chaque fillette vivant en milieu agricole passe en moyenne trois heures par jour à chercher du bois et de l’eau. Résultat, seuls deux enfants sur trois sont scolarisés à la campagne contre 90 % des citadins.
Ces jeunes rêvent tous de franchir le fossé abyssal qui sépare les villes et les zones rurales, où vivent quinze millions de personnes, soit la moitié de la population totale du Maroc. Si certains agriculteurs sont entrés de plain-pied dans la modernité (500 000 exploitants, souvent tournés vers l’exportation, travaillent à échelle industrielle), la grande majorité vit en marge des progrès qu’a connus la société marocaine ces trente dernières années. La moitié des exploitants possèdent moins de 3 hectares de terre, et un million d’entre eux ne connaissent ni le tracteur, ni la voiture, ni la banque. Les paysans marocains sont analphabètes à 80 % (contre 30 % des citadins). Seul un douar sur deux est relié aux réseaux nationaux d’eau potable et d’électricité (en ville, ces taux avoisinent 90 %). À peine plus d’un douar sur dix est équipé d’un dispensaire de santé, même si ce problème est en partie comblé par le travail des infirmiers itinérants.
De telles conditions de vie font fuir les plus jeunes. La moyenne d’âge dans les campagnes est de 52 ans, contre 29 ans en ville. « Nous ne pouvons pas laisser les campagnes se vider, explique Nawal Khalifa, chargée de mission auprès du directeur de l’Office national de l’eau potable (ONEP). Il faut fixer les populations en leur donnant eau, routes et électricité. » Les autorités ont pris conscience récemment de l’urgence du problème et ont lancé des chantiers nationaux dans les domaines de l’éducation, des infrastructures et des banques. L’ONEP a réussi à faire passer le taux de couverture des populations rurales de 14 % à 50 % en huit ans, mais c’est encore insuffisant. Le programme 2003-2007 prévoit que 92 % des ruraux seront reliés à l’eau potable d’ici à quatre ans.
De son côté, le gouvernement a pris la décision d’apurer la dette nationale des agriculteurs en 1998. Le Crédit agricole a été entièrement restructuré afin que ses activités traditionnelles ne souffrent pas du manque de solvabilité des petits exploitants. Une loi récente prévoit d’ouvrir son capital aux agriculteurs. Toutes ces initiatives devraient, espère-t-on, favoriser le retour des fils de l’exode sur leurs terres et faire changer d’avis certains candidats au départ.
« Arrivés en ville, la plupart des jeunes se retrouvent dans les bidonvilles, indique Driss Aissaoui, directeur du quotidien arabophone Le Sahara. Ce sont des populations fragiles. » Et des proies toutes trouvées pour les réseaux mafieux. « Les jeunes campagnardes envoyées en ville comme bonnes tombent facilement dans la prostitution, explique Saada Zaim, enseignante à l’université Mohammed-V. Elles se retrouvent sans aucune protection. » Le danger qui guette les jeunes hommes est d’une autre nature. L’islamisme radical s’appuie en effet sur la perte de repères de populations qui ne parviennent pas à traduire en langage moderne les préceptes traditionnels. Dans les campagnes, ces dangers sont perçus très clairement, et la ville considérée bien souvent comme un espace dangereux. Mais elle fait aussi rêver. Grâce aux moyens de télécommunication qui pénètrent dans les zones rurales, et à travers les récits des émigrés de retour au village, le monde s’élargit lentement. Au détour d’une piste, il n’est pas rare de voir un vieil homme juché sur un âne sortir de sa djellaba un téléphone portable. Ou d’apercevoir des panneaux solaires sur les toits de cabanes. Après les travaux des champs, les familles se réunissent de plus en plus souvent devant le petit écran. Forcément, ça donne des idées.
Zohar, 17 ans, vit dans un douar sans eau ni électricité situé dans la région de Khemisset. « Mes amies veulent toutes se marier, confie la jeune fille. Moi, je ne veux pas. Je vais terminer mes études et trouver du travail en ville pour aider ma famille. » Ce discours aurait été inimaginable une génération plus tôt. Même aujourd’hui, cette adolescente célibataire (l’âge moyen au mariage pour les filles est de 15 ans) fait figure d’exception dans ce pays qui veille jalousement sur ses traditions.
De nombreux obstacles freinent l’évolution du Maroc profond. Entre le marabout, le notable et le caïd, la vie semble être un long fleuve tranquille. Certes, les capitaines d’agriculture, champions de la culture intensive, travaillent autant avec les élus qu’avec les représentants traditionnels de l’autorité. Mais, en ce qui concerne les familles modestes, c’est une tout autre affaire. « Avant les élections, les candidats se relaient, dénonce un vieil homme. Sinon, on ne les voit jamais, ils disparaissent avec leurs belles promesses. » Naturellement, ces villageois, qui ne sont pas dupes, préfèrent s’adresser au caïd en cas de problème et votent majoritairement pour les « partis du Makhzen », conservateurs et liés à l’administration.
Pour que les campagnes changent, il va falloir que les fellahs s’approprient à nouveau leur environnement, géré depuis des années par une administration omniprésente, et que les notables ruraux acceptent de nouvelles règles du jeu. Mustapha Ben el-Ahmar, cadre dirigeant au Crédit agricole, appelle de ses voeux une « révolution des mentalités ». Il dénonce ces élites qui prônent la « préservation du Maroc authentique » jusque dans les rangs du Parlement et ces grands exploitants, qui, bénéficiant de protections locales, ont pris la mauvaise habitude de ne pas rembourser leurs dettes auprès des banques. Les lobbies agissent en toute quiétude face à une population peu éduquée et peu au fait de ses droits. « Pour que les campagnes marocaines s’éveillent, conclut le banquier, il faut éduquer les jeunes. »

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