Pax americana

Que s’est-il donc passé pour que les États-Unis se retrouvent dans un quasi-désastre qui a fait basculer l’opinion et qui menace même la réélection de George W. Bush ?

Publié le 6 octobre 2003 Lecture : 8 minutes.

« Vous avez 5 % de chances de mettre la main sur Saddam demain, et de faire en sorte qu’ainsi tout aille mieux. Vous avez 5 % de risques, pour qu’une voiture piégée décapite le Conseil irakien de gouvernement que vous avez mis en place, transformant ainsi votre mission en enfer. Entre ces deux extrêmes, les choses peuvent s’améliorer pour vous, ou empirer, avec le temps. À l’heure actuelle, j’estime que la possibilité qu’elles empirent est hélas ! deux fois plus probable que l’inverse. »
Adressé récemment à Donald Rumsfeld, ce message émane d’un expert : l’ancien Premier ministre israélien Ehoud Barak. Six mois après la chute de Bagdad, il est vrai, la seconde guerre d’Irak ressemble de plus en plus à une entreprise sans fin, inspirée par des motifs de plus en plus douteux. Certes, les opérations de guérilla menées contre les forces d’occupation américaines, leurs alliés et leurs affidés « ne représentent pas une menace stratégique », comme ne cesse de le marteler le proconsul Paul Bremer. Le but de ceux qui se livrent à cette guerre souterraine et multiforme, où la résistance nationaliste se mêle au « djihadisme », au gangstérisme et aux sentiments de vengeance, n’est pas de vaincre l’envahisseur sur le terrain, mais d’affaiblir son moral, de susciter chez lui une impression d’échec et d’accroître son incapacité à protéger une population qu’il était censé libérer.
Face à cet Irak qui se « déconstruit » un peu plus chaque jour sous les coups de boutoir d’une guérilla de plus en plus audacieuse et implantée, notamment dans le « triangle sunnite » (qui inclut Bagdad), obligeant l’armée américaine à mobiliser jusqu’à quatre mille hommes pour certaines opérations de « nettoyage », le discours washingtonien d’avant le 9 avril 2003 apparaît comme tragiquement surréaliste. Résumée avec cruauté par le sénateur démocrate Joseph Biden, la conception idyllique imposée par le vice-président Dick Cheney et partagée par George Bush, se résumait en ceci : « On allait libérer un pays pétrolier en état de marche, où nous serions accueillis avec des fleurs ; notre job devait consister à balayer les chefs baasistes et à les remplacer par nos exilés favoris, lesquels feraient marcher à la baguette cette bonne vieille bureaucratie mésopotamienne. Puis, une fois la démocratie implantée, nos boys rentreraient à la maison, au plus tard pour Noël 2003. » Voilà pour la « vision » à court terme, dont on sait, six mois plus tard, ce qu’elle est devenue. Quant à la stratégie à long terme – transformer l’Irak en un État pivot et client, en mesure de se substituer à l’Arabie saoudite, première étape du remodelage général d’un Proche-Orient où l’islam deviendrait une religion proaméricaine et la Palestine un pays croupion d’Israël -, elle est plus que jamais le produit fumeux de ceux que l’on appelle à Washington, sans se rendre évidemment compte du jeu de mots que cela induit en français, les « neocons » (néoconservateurs).
Que s’est-il donc passé pour que l’Amérique en arrive à cette impasse, désormais fustigée par la plupart des médias influents d’outre-Atlantique, ceux-là mêmes qui hier avaient « couvert » l’invasion de l’Irak, le petit doigt sur la couture du pantalon ? Commencé dès la fin de 2002 et confié à pas moins de neuf commissions différentes, sous la responsabilité conjointe de Donald Rumsfeld et de Condoleezza Rice, le travail de préparation et de planification de l’après-guerre a été pour le moins hasardeux. Les Américains estimaient ainsi que les infrastructures pétrolières et électriques irakiennes ne nécessiteraient qu’un simple travail de réhabilitation. Sous-estimant totalement les effets de douze années de sanctions économiques drastiques, ils n’avaient pas prévu qu’il faudrait tout simplement les remplacer, pour un coût sans aucune mesure avec le budget arrêté. Il est vrai que les renseignements techniques et pratiques offerts par la CIA n’étaient pas de première fiabilité, l’Agence se montrant par exemple incapable de fournir des statistiques précises, voire même l’adresse exacte de certains ministères clés à Bagdad. Autre erreur – due, semble-t-il, à Condoleezza Rice elle-même -, le fait d’avoir pensé qu’une force de police multinationale viendrait, une fois la victoire acquise, relever les marines et autres rangers pour les tâches ingrates de maintien de l’ordre. Cette mauvaise prévision est venue conforter la volonté de Dick Cheney et de Donald Rumsfeld de mener une offensive éclair avec des effectifs certes suffisants pour prendre Bagdad, mais incapables à la fois d’occuper le terrain, de désarmer l’adversaire, de garder les prisonniers, de faire face à l’insécurité croissante et de remettre en marche les services essentiels.
Certains exilés irakiens comme Ahmed Chalabi, soutenu jusqu’au bout par le Pentagone contre l’avis du département d’État (et de la CIA), portent une lourde part de responsabilité dans cette désastreuse stratégie : n’ont-ils pas persuadé leurs interlocuteurs qu’ils étaient en mesure de remplacer au pied levé le régime baasiste ? Ne les ont-ils pas sciemment intoxiqués sur leur degré de popularité (ou d’impopularité) ? Aveuglés par leurs présupposés idéologiques, les neocons à l’instar de Paul Wolfowitz, le numéro deux du Pentagone et principal soutien de Chalabi, ont en définitive occulté le fait que l’Irak était aussi une nation, avec un peuple aux réflexes patriotiques aussi ancrés que ceux des Américains, sans doute hostile dans sa très large majorité à la dictature de Saddam Hussein, mais fondamentalement rebelle à toute occupation étrangère.
Le résultat de ce mépris et de ces erreurs d’appréciation et de prévision a immédiatement été catastrophique. Le chaos et les pillages d’anthologie des jours qui ont suivi le 9 avril ont ruiné le crédit initial des « libérateurs ». La Blitzkrieg américaine ayant en quelque sorte laissé de côté l’armée et la police irakiennes, ces dernières ne se sont pas rendues, mais évanouies dans la nature, une disparition – jugée mystérieuse sur l’instant – qui a permis à nombre de militaires et de miliciens pro-Saddam de quitter Bagdad et de se replier dans les villes et villages du « triangle sunnite » avec armes et bagages. Ils s’y sont regroupés selon des plans préalablement établis et agissent depuis avec la virulence et la détermination que l’on sait. À Washington, les commissions préguerre avaient défini trois types de risques auxquels le Pentagone s’était préparé : l’utilisation par Saddam Hussein d’armes de destruction massive, un sabotage à large échelle des champs pétrolifères, et un afflux massif de réfugiés. Aucun de ces trois scénarios ne s’est produit, mais nul n’avait prévu ce que la réalité a imposé – un effondrement total, anarchique de l’État, prenant totalement de court des troupes d’assaut blindées dépourvues d’infanterie et de police militaire.
Le responsable de ce quasi-désastre a été vite trouvé. Ce n’était pas le plan, mais l’homme chargé de l’appliquer, en l’occurrence le général à la retraite Jay Garner, premier administrateur « civil » de l’Irak d’après-guerre, rapidement jugé trop mou et trop proche des thèses « arabophiles » du département d’État par son patron Donald Rumsfeld. Début mai, un mois après sa nomination, Garner est donc éjecté au profit d’un proconsul à poigne, Paul Bremer, dont la priorité est d’éradiquer au plus vite les noyaux de résistance. À peine installé à Bagdad, ce spécialiste de l’antiterrorisme formé à la diplomatie par Henry Kissinger prend deux décisions spectaculaires. Il « débaasise » l’administration et les ministères en licenciant – sans préavis ni indemnités – trente mille à cinquante mille hauts fonctionnaires réputés proches de l’ancien régime. Et il dissout par décret l’armée irakienne – ou ce qu’il en reste -, jetant à la rue près de trois cent mille hommes privés de solde. La première décision, assez populaire il est vrai, prive la reconstruction de cadres parfois compétents. La seconde, franchement catastrophique, a eu pour effet mécanique de grossir les rangs de la résistance antiaméricaine – au point que Bremer lui-même reconnaît aujourd’hui, du bout des lèvres, que l’autorité occupante commit une erreur en ne versant aucune prime aux démobilisés.
Comment pourrait-il en être autrement quand on sait que la CPA (Coalition Provisional Authority), qui de facto dirige la transition irakienne en ne laissant au Conseil de gouvernement provisoire que le rôle d’instance consultative, apparaît comme une forteresse assiégée en plein Bagdad ? Sous la houlette de Paul Bremer, huit cents fonctionnaires américains (et quelques britanniques), dont dix-sept arabisants (!), vivent en autarcie dans un cocon ultraprotégé, guettés en permanence par le virus bureaucratique. Très peu d’experts parmi eux, mais une grosse majorité de diplomates, républicains bon teint et staffers prêtés par la Maison Blanche, sélectionnés avec soin par Donald Rumsfeld et ses services en fonction de critères très idéologiques. Dans ce milieu, il est inconvenant d’être « arabophile » ou « onuphile » sous peine d’être perçu comme un espion du département d’État. Même les médecins dépêchés pour remettre en marche les services irakiens de santé ont été choisis par le Pentagone en tenant compte de leurs convictions antiavortement !
Certes, les Américains apprennent chaque jour depuis le 9 avril. Officiellement, l’autosatisfaction demeure de mise à la veille d’une année électorale, mais les leçons des échecs sont parfois tirées, en catimini. Ainsi en va-t-il de l’armée et de la police irakiennes, reconstituées peu à peu en puisant dans le vivier des « déflatés » de mai. Ainsi en va-t-il également du comportement des patrouilles américaines, priées de se montrer « correctes » lorsqu’elles se livrent à des violations, souvent brutales, de domiciles. Paul Bremer, qui avait profondément choqué ses administrés en déclarant qu’ils n’étaient pas encore prêts à se gouverner eux-mêmes, garde désormais ses réflexions – qui sont aussi celles de ses véritables patrons, Rumsfeld et Cheney – par-devers lui. Mais le cercle infernal des attentats-représailles, dans lequel une résistance qui déborde largement le dernier carré des fidèles de Saddam est parvenue à attirer le corps expéditionnaire américain, tourne de plus en plus vite. Pour tous les « djihadistes » de la région, c’est ici, dans le « triangle sunnite », qu’il faut être, comme hier en Afghanistan contre les Russes.
Une menace que l’état-major américain, qui estime que ses pertes – 97 hommes très exactement entre le 1er mai, jour où George Bush a proclamé la fin de la guerre, et le 1er octobre – demeurent très en deçà du seuil de l’intolérable, se dit déterminé à réduire avant le début du mois de ramadan – soit d’ici au 27 octobre. À Washington, les neocons croisent les doigts. Quant à Donald Rumsfeld, aux dernières nouvelles, il n’aurait pas répondu au message d’Ehoud Barak. Pourquoi, d’ailleurs, écouterait-il ce Cassandre lorsque chaque jour ou presque Ariel Sharon susurre à son oreille : les Irakiens, comme les Palestiniens, sont des Arabes. Et les Arabes ne respectent que la force.

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