Edward Saïd

L’écrivain palestinien est décédé le 24 septembre à New York à l’âge de 67 ans.

Publié le 7 octobre 2003 Lecture : 6 minutes.

« Professeur de terreur »(comme ses adversaires l’avaient qualifié) et de littérature comparée (depuis 1963) à l’Université de Columbia, pianiste, musicologue, cinéaste et écrivain, le Palestinien Edward Saïd s’est éteint le 24 septembre dans un hôpital de New York, à l’âge de 67 ans, rongé par une leucémie chronique. Seule sa mort, qu’il avait lui-même si longtemps annoncée, cajolée et repoussée au point que les autres avaient fini par ne plus y croire, réussit aujourd’hui à contenir d’un mot un homme que ses identités multiples, ses talents foisonnants et ses prises de position paradoxales avaient interdit de situer ailleurs que dans son propre déracinement et, plus encore, d’enfermer dans telle ou telle « chapelle ».
Né arabe (des mains d’une sage-femme juive, comme était juif le médecin qui l’accompagnera jusqu’à la fin) à Jérusalem alors sous occupation britannique, c’est peu dire que le petit Edward se trouve dès l’enfance à cheval sur deux cultures. Sa mère, une Palestinienne protestante, l’élève selon les règles de la religion anglicane. Son père, un riche commerçant chrétien qui a le passeport américain, l’envoie faire ses études dans un collège du Caire, d’où il sera expulsé pour « activisme » quand la famille aura perdu tous ses biens lors de la création de l’État d’Israël. La suite (l’exil) se passe aux États-Unis, à Princeton, Harvard et Columbia. Le jeune Edward, qui lit aussi bien le français et l’italien que l’arabe et l’anglais, s’oriente tout naturellement vers un
doctorat de littérature comparée et c’est à un autre grand voyageur, Joseph Conrad, qu’il consacre l’ouvrage qui le fera connaître dans les milieux universitaires.

À 28 ans, Saïd donne ses premiers cours d’assistant à Columbia. Là, tout en s’employant à mieux faire connaître en Amérique Derrida, Foucault et Lacan, il réfute le système de représentation stéréotypé dans lequel l’Occident a enfermé l’Orient pour asseoir son pouvoir colonial : la splendeur orientale, la cruauté orientale, la sensualité orientale, des notions créées de toutes pièces depuis Nerval et Chateaubriand, ont, en effet, selon lui, ouvert la voie aux canons français et anglais débarqués sur les rives du canal de Suez avant de propager la conception d’un monde islamique « menaçant, furieux, violent et congénitalement antidémocratique » que l’on retrouve aussi bien dans l’entourage de Napoléon que dans celui des « néoconservateurs » de George W. Bush. La polémique de Saïd avec ses « confrères » orientalistes, qui lui donnera la matière de ses meilleurs livres et aussi celle de ses plus solides inimitiés (avec Bernard Lewis et Samuel Huntington, notamment), durera plus de vingt ans.

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Parallèlement, il s’engage aux côtés des Palestiniens. Non qu’il prétende comme certains
ont cherché à le lui reprocher avoir subi lui-même le sort des réfugiés que les Israéliens ont chassés de leurs terres, mais précisément parce qu’il ressent vis-à-vis de son peuple opprimé une obligation morale engendrée par ses propres privilèges. Ce dandy globe-trotter, dont les écharpes de mohair et les chaussures cirées font jaser les
chroniqueurs mondains de Manhattan, va prouver qu’il est plus désireux de convaincre que
de séduire, au risque, bien souvent, d’être haï, voire agressé. Et que, si ses goûts sont ceux de la 5e Avenue, ses convictions, à n’en pas douter, le portent résolument du côté de
Gaza et de Ramallah.
En 1977, Saïd entre au Conseil national palestinien, le Parlement en exil. Pour y jouer bien souvent les trublions, indépendant, même de ses amis, et ce jusqu’à son départ de l’organisation, en 1991. En 1979, isolé parmi les siens, il appelle à la reconnaissance de l’existence de l’État d’Israël, ce qui ne l’empêchera pas d’adopter une attitude
ultradure dans les négociations à venir. Yasser Arafat, qui bénéficia pendant un temps des sympathies d’Edward, est bientôt stigmatisé pour sa versatilité par ce dernier :
« Arafat n’est pas Mandela. Il n’a cessé de changer d’avis, défendant tantôt l’idée d’un État, acceptant ensuite les implantations. » Après les accords d’Oslo, en 1993, le leader
de l’OLP devient même, sous la plume de Saïd, un « Pétain palestinien » coupable d’avoir signé un « acte de reddition » qui prévoit la création de « bantoustans » les enclaves palestiniennes autonomes où sévit « l’apartheid ». La nouvelle structure palestinienne n’est autre, pour lui, qu’une « administration corrompue et sans volonté politique, plus semblable à une mafia qu’à l’émanation d’un mouvement populaire, qui se contente du statu
quo ». Résultat pour Saïd, qui n’en est pas à un paradoxe près : en 1996, ses livres, que l’on peut, au même moment, se procurer librement dans les librairies israéliennes, sont
en revanche retirés de la vente dans les territoires autonomes, ce que l’intéressé commente en déclarant qu’il est interdit en Palestine pour avoir osé parler contre notre
Papa Doc » !
Plutôt qu’une formule prévoyant la création d’un État palestinien dont la faiblesse militaire et la dépendance économique ne manqueraient pas de faire un dominion d’Israël,
c’est la mise sur pied d’un État binational, laïque et multiethnique « réunissant Juifs et Arabes dans le respect mutuel de l’identité nationale de l’autre » qui a la préférence
de Saïd. En 2001, il précise, dans un entretien au quotidien français Libération, pourquoi il soutient cette position, en opposition manifeste avec celle de la plupart des intellectuels arabes : « En 2010, il y aura la parité démographique entre les deux peuples : comment les séparer sur un aussi petit territoire ? De toute façon, c’est quasi impossible avec l’implantation des colonies juives entre les villages arabes. » Jusqu’au bout, Saïd, qui voyait dans la « feuille de route » le projet de règlement permanent du conflit israélo-palestinien établi sous l’égide des États-Unis, de l’Union européenne, de l’ONU et de la Russie non pas tant « un plan de paix qu’un plan de pacification » et dans Abou Mazen un personnage « fade, modérément corrompu et sans idées vraiment originales qui lui soient propres, excepté sa volonté de complaire à l’homme blanc », sera resté fidèle à une attitude maximaliste et peut-être utopiste consistant à réunir, sur des bases d’égalité et de justice, « deux peuples inévitablement appelés à se mélanger ».

Pour lutter contre la maladie tout autant que contre les terribles nouvelles en provenance de son pays natal, Saïd, pianiste et critique musical reconnu, comptait sur la
musique. Avec son ami Daniel Barenboïm, un chef d’orchestre israélo-argentin de notoriété mondiale, il avait créé le West Eastern Divan, un orchestre rassemblant quatre-vingts
jeunes musiciens issus de tout le Proche-Orient, destiné à devenir un lieu de réflexion et de dialogue, qui se produisit encore en concert au Maroc au mois d’août dernier
En mars de cette année, Edward était venu à Paris en personne assister à la projection du portrait de lui (Selves and Others) réalisé par le cinéaste Emmanuel Hamon, un document qu’on sait gré aux producteurs Salem Brahimi et Serge Adda d’avoir offert à la postérité. Une courte barbe grise masquait son visage amaigri. Le regard, toujours aussi perçant, la vivacité de ses propos et son élégance préservée faisaient presque oublier le corps épuisé, les ravages de la maladie. Quand les lumières se sont rallumées, Edward Saïd eut un de ces sourires mélancoliques dont il était coutumier. Était-ce, par un signe de courtoisie ultime, pour rassurer ses amis, pour leur faire oublier qu’il s’agissait sans doute de l’une de ses dernières visites en France ou bien parce que lui-même, en se voyant et en s’entendant sur l’écran, s’était une fois de plus trouvé confronté au spectacle d’une existence qui a incarné jusqu’à l’absurde la cruelle ironie du monde ?

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