Comment le FBI a «sauvé» les Ben Laden

Deux jours après les attentats du 11 septembre 2001, cent quarante ressortissants saoudiens sont exfiltrés en catastrophe des États-Unis. Comme s’il ne fallait surtout pas qu’ils répondent aux questions des enquêteurs…

Publié le 6 octobre 2003 Lecture : 5 minutes.

Tout commence le 13 septembre 2001. Dans la Situation Room, une salle de conférence souterraine située dans l’aile ouest de la Maison Blanche, un brillant aréopage est réuni. Il y a là, entre autres, le vice-président Dick Cheney, Condoleezza Rice, la patronne du Conseil national de sécurité (CNA), Donald Rumsfeld, le secrétaire à la Défense, et George Tenet, le directeur de la CIA. Tout le monde est encore sous le choc des terrifiants attentats de New York et de Washington, deux jours auparavant, mais, déjà, l’identité des agresseurs ne fait plus aucun doute : Oussama Ben Laden et ses réseaux de fanatiques viennent bel et bien de déclencher la guerre sainte contre l’Amérique.
Pourtant, les hauts responsables réunis, ce 13 septembre, à la Maison Blanche vont prendre, avec l’accord du FBI et, sans doute, du département d’État, une invraisemblable décision. Celle d’exfiltrer en catastrophe – et dans le plus grand secret – quelque cent quarante ressortissants saoudiens résidant aux États-Unis. Et pas n’importe lesquels. Tous appartiennent en effet, de près ou de loin, aux deux familles les plus illustres et les plus puissantes du royaume : les al-Saoud et les… Ben Laden. C’est ce que révèle Craig Unger dans un remarquable article (« Saving the Saudis ! ») publié dans le numéro du mois d’octobre du magazine Vanity Fair.
Un homme est au centre de l’opération : Bandar Ibn Sultan, le fastueux ambassadeur d’Arabie saoudite à Washington. Le prince est un vieil ami de la famille Bush. Dès l’aube des années 1980, il se lie avec George Herbert, alors vice-président, dans lequel il voit, écrit notre confrère, « un pétrolier texan qui a le plus grand respect pour les immenses réserves de brut de l’Arabie saoudite et n’est pas un défenseur inconditionnel d’Israël ». Sur cette base, les deux hommes vont développer de fructueuses relations. Bandar est reçu à Kennebunkport, la résidence familiale du clan Bush, dans le Maine, donne de somptueuses réceptions en l’honneur de son « ami », prête la main à certaines opérations ultra-secrètes de la CIA et joue volontiers les intermédiaires au profit des marchands d’armes américains. Ces liens « personnels, politiques et professionnels » entre Bandar et la famille Bush contribueront largement à faire du royaume saoudien le meilleur allié des États-Unis au Moyen-Orient (après Israël). Le soutien apporté par Riyad à la première guerre américaine contre Saddam Hussein (1991) constituera le point culminant de cette idylle.
À partir de là, tout se gâte. Sous la pression des fondamentalistes, rendus fous par les moeurs fort peu austères de la majorité des princes et par la présence de soldats américains à proximité des Lieux saints de l’islam, la monarchie va peu à peu mettre en place une politique dans laquelle il est malaisé de déterminer la part de la duplicité et celle de la schizophrénie. Officiellement, rien n’a changé : Riyad continue de soutenir Washington sans réserve. Dans les faits, de nombreux dignitaires du régime financent le terrorisme islamiste, par le biais d’associations caritatives. Même l’épouse du prince Bandar a été mise en cause par l’hebdomadaire Newsweek. Le cas de la pléthorique et richissime famille Ben Laden est, de ce point de vue, symptomatique. On y trouve à peu près tout et n’importe quoi : un impitoyable terroriste, des financiers très pieux, des diplômés de Harvard et de Columbia, un consul honoraire du Brésil et même une reine de la nuit new-yorkaise !
Aussitôt après les attentats du 11 septembre, de nombreux Saoudiens sont arrêtés. Bandar comprend immédiatement la gravité de la situation et, avec l’aide de Burson-Marsteller, le géant des relations publiques, s’efforce de mettre en place des contre-feux dans les médias. « Le royaume soutient sans réserve la lutte antiterroriste, explique-t-il à la télévision. Les kamikazes ne sont pas de vrais Saoudiens ; d’ailleurs, les autorités ont retiré son passeport à Oussama Ben Laden. » Khalil, l’un des frères de ce dernier, téléphone, affolé, à son ambassade à Washington pour demander une protection. Un peu plus tard, le roi Fahd en personne adresse un message à ses émissaires dans la capitale américaine : « Prenez des mesures pour protéger cet innocent. » Dans l’esprit de Bandar, l’opération exfiltration prend forme. Par le plus grand des hasards, il a rendez-vous avec le président, le 13 septembre à la Maison Blanche, pour évoquer la situation au Moyen-Orient. Lui parle-t-il aussi de son projet ? Mystère. Mais il est en contact permanent avec Condi Rice et Colin Powell, ce qui revient presque au même.
Dans la matinée du 13 septembre, sur l’aéroport de Tampa, en Floride, trois Saoudiens d’une vingtaine d’années sont pris en main par deux anciens policiers chargés de les escorter jusqu’à Lexington, dans le Kentucky. Depuis quarante-huit heures, sur ordre de la Federal Aviation Administration (FAA), le trafic est totalement interrompu sur l’ensemble du territoire. Sauf, bien sûr, pour les appareils militaires. Pourtant, à 16 h 30, un petit Learjet de huit places décolle sans problème. Les trois Saoudiens sont à bord. L’un d’eux confie à ses accompagnateurs qu’il est « le fils (ou le neveu) d’un très bon ami du président Bush ». L’ami en question est apparemment le prince Sultan Ibn Abdelaziz, ministre saoudien de la Défense et, accessoirement, père de Bandar. Un autre passager serait le fils d’un commandant de l’armée saoudienne.
Arrivés à Lexington, les trois hommes sont rejoints par d’autres Saoudiens qui venaient d’assister à la vente de chevaux de course qui se tient chaque année dans ce haut lieu du sport hippique. Les al-Saoud et les Ben Laden y sont, dit-on, très assidus… Tout le monde embarque dans un Boeing 747 dont le fuselage porte des caractères arabes. Direction probable : Riyad.
Dans les jours suivants, des opérations du même genre ont lieu, dans tout le pays. Selon le New York Times, plusieurs membres de la famille Ben Laden auraient ainsi été rassemblés par le FBI quelque part au Texas, avant de rejoindre Washington, puis Riyad, dès la réouverture des aéroports, le 14 septembre. Parti de Los Angeles, un autre appareil aurait gagné Orlando (Floride), où Khalil Ben Laden serait monté à bord, puis Washington et Boston. D’autres rassemblements ont été signalés à Houston, Cleveland et Newark (New Jersey).
Tous les spécialistes sont d’accord : les cent quarante Saoudiens – en tout cas, certains d’entre eux – auraient pu fournir aux enquêteurs des informations de première main sur les activités d’el-Qaïda. Or, à aucun moment, ils n’ont été interrogés par le FBI. Lequel, bien au contraire, s’est efforcé de les escamoter au plus vite. Il lui faudra bien un jour répondre à cette question : pourquoi ?

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