Une nouvelle stratégie pour la France

Pour obtenir la libération des journalistes français en Irak, Paris a pris un risque.Celui de paraître quêter le consensus des factions les plus radicales.

Publié le 7 septembre 2004 Lecture : 5 minutes.

Lors de la libération, en août 2000, de trois Français sur l’île de Jolo, aux Philippines, Jacques Chirac avait déjà affirmé avoir « le triste privilège d’être l’un des hommes politiques qui a été le plus souvent le plus dramatiquement confronté à des problèmes d’otages ». Il n’est pas, en effet, une région du monde qui s’embrase ou un conflit qui éclate sans que tel ou tel gouvernement ait désormais à organiser la libération d’un ou de plusieurs de ses ressortissants, seulement coupables de s’être trouvés au mauvais endroit au mauvais moment. Et d’être tombés aux mains d’un groupe terroriste dissimulé dans les replis d’un territoire utilisé comme « zone franche ».
Au fil des ans et des épisodes, du Liban des années 1980 – Kauffmann, Seurat, Rochot, Hansen, Carton, Normandin… – à la Tchétchénie de Brice Fleutiaux, la France a donc réussi à se forger un savoir-faire reposant sur des équipes ad hoc spécialisées. Ces « hommes de l’ombre » disposant de l’oreille – et du chéquier – du pouvoir, ont pour principale vertu de savoir activer un réseau de relations et de services patiemment tissé à l’écart de notre diplomatie officielle.
Dans le cas, le plus fréquent, d’un happy end, le scénario, jusqu’ici, a toujours été le même : recherche des véritables protagonistes derrière le rideau de fumée des sigles et des revendications, négociation placée sous le signe du « secret défense » – le rôle visible des hommes d’État se limitant à afficher une fermeté de façade tout en rappelant les grands principes de la démocratie et des droits de l’homme. Puis remerciements, programmés de concert, permettant de blanchir les « médiateurs » qu’on aurait pu soupçonner d’avoir trempé dans l’affaire. Enfin, distribution des dividendes de la réussite dans le cadre de la politique intérieure française.
Avec l’enlèvement le 20 août, en Irak, de Georges Malbrunot, envoyé spécial du quotidien Le Figaro, de Christian Chesnot, correspondant de Radio France Internationale (RFI) et de leur chauffeur syrien Mohamed al-Joundi par la ténébreuse « Armée islamique » (voir encadré p. 7), le traitement réservé par Paris à ce genre de dossiers vient de connaître un changement radical.
À l’annonce de la disparition des trois hommes, tout avait cependant commencé selon les méthodes habituelles : laconisme prudent du Quai d’Orsay s’accompagnant de la mise en alerte des correspondants présents sur le terrain depuis qu’ils avaient obtenu, en avril, la libération du journaliste Alexandre Jordanov et de son cameraman.
La cassette expédiée par les ravisseurs, exigeant l’abrogation de la trop fameuse loi française « sur le voile à l’école », a bouleversé la donne. D’une part, en faisant de la capture des journalistes, au-delà des menaces sur la vie des victimes de ce rapt, un enjeu fiché au coeur même de la société française. Et, de l’autre, en ouvrant à la France une « fenêtre d’opportunité » par laquelle elle pouvait tenter de rebondir à partir du défi qui lui avait été lancé.
Le diagnostic, élaboré dès les réunions tenues à l’Élysée et à Matignon les 28 et 29 août, a reposé sur la confiance de Paris tant dans les réactions de l’islam français, récemment doté d’une structure par Nicolas Sarkozy (le Conseil français du culte musulman), que dans les effets attendus de la capitalisation des prises de position de la France dans le monde arabe.
L’objectif implicite de l’extraordinaire dispositif diplomatico-médiatique mis sur pied à l’occasion de cette opération a donc été, grâce à ces concours intérieurs et extérieurs, que « les otages brûlent les doigts de leurs ravisseurs » et que « toutes les voix s’élèvent dans les pays arabes ». Au risque de couvrir celles du président et du gouvernement français, pour appuyer ce qu’on allait promouvoir comme la « cause commune » de la France et de ses « alliés », dont le nombre et le poids se trouveraient ainsi opportunément affichés aux yeux du monde entier.
En interrompant pendant toute une semaine ses activités pour une tournée improvisée des capitales arabes dans laquelle il s’est mis, sans programme préconçu, au Caire, à Alexandrie, à Amman et à Doha, « à l’entière disposition » de ses interlocuteurs, que ceux-ci soient des rois, des chefs politiques et religieux ou des réalisateurs de télévision – comme, le 1er septembre, dans les studios d’Al-Jazira -, le ministre des Affaires étrangères Michel Barnier a réalisé une « première ».
Les fruits récoltés ont été à la mesure des efforts déployés. Du Palestinien Marwane Barghouti, clamant son soutien à la France du fond de sa cellule « par considération pour les positions de ce pays » tandis que deux habitants de Bethléem se proposaient comme monnaie d’échange, en passant par le secrétaire général de la Ligue arabe Amr Moussa, le Hezbollah libanais, le roi Abdallah II de Jordanie, qui s’est signalé – photos à l’appui – par la cordialité de son accueil, l’émir du Qatar et tant d’autres accourus à la rencontre du ministre, un raz-de-marée de sympathie pour la nation d’origine des journalistes otages a balayé la scène. Pendant ce temps, les déclarations des oulémas algériens, égyptiens et irakiens, parmi une foule de personnalités religieuses du monde musulman, ont témoigné que la récolte des envoyés de l’islam de France était, elle aussi, particulièrement abondante. Il n’est guère que le Premier ministre irakien Iyad Allaoui, l’homme des Américains, qui ait osé se tenir à l’écart de ce concert, manifestant ainsi la redoutable propension de ses tuteurs à l’isolement dans cette région et attirant désormais sur eux l’essentiel des soupçons dans le ballet des rumeurs et des manipulations…
Reste que tout se paie, et que l’on devra peut-être – plus tard… – s’interroger sur les conséquences du versement inédit, par la France, d’une éventuelle « rançon en nature » qui se serait ici ajoutée, sinon substituée, à d’autres règlements.
En effet, pour délivrer ces prisonniers en Irak, mais aussi tous ces musulmans de France que les terroristes, en faisant mine de parler en leur nom, prenaient, eux aussi, en otages, le Quai d’Orsay s’est vu, dans l’urgence, mis en demeure de délivrer son « message de paix » jusque dans les recoins obscurs d’un paysage politiquement convulsé. Au risque de paraître quêter le consensus des factions les plus radicales. Et d’accorder aux ravisseurs la concession qui leur importe le plus : celle d’ouvrir, par les armes, une brèche dans la souveraineté d’une démocratie.

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