Sfax veut changer de visage

Meurtrie par des décennies de pollution industrielle, la métropole du Sud voudrait retrouver son charme, sans renoncer à son dynamisme économique.

Publié le 7 septembre 2004 Lecture : 6 minutes.

Ses performances économiques ont valu à la cité le surnom de « Petit Taiwan ». La nature n’y est pour rien, et encore moins le volontarisme de l’État : la région est dépourvue de ressources importantes et son climat semi-aride est peu propice à l’agriculture. Le « phénomène sfaxien », qui a intéressé nombre de chercheurs, s’expliquerait en fait par l’esprit d’entreprenariat de ses habitants et leurs grandes qualités organisationnelles.
Si vous demandez à un Tunisien de vous les décrire, il vous dira qu’ils sont « économes, calculateurs, travailleurs, entreprenants, persévérants, ambitieux, audacieux et très ouverts sur l’extérieur ». Ce sont assurément des qualités requises pour réussir en affaires. Et les habitants de la deuxième ville de Tunisie sont bien des « affairistes nés », dans le sens noble du terme. Ils se déplacent beaucoup dans le pays pour prospecter les marchés, créer des besoins, se faire connaître et écouler leurs marchandises. Ils voyagent aussi plus facilement à l’étranger, visitent les foires internationales pour s’informer des dernières innovations, se mettre à niveau et nouer de fructueux partenariats.
Si Sfax est au centre d’une région qui a connu depuis l’antiquité punique et romaine une intense activité économique, essentiellement agricole et commerciale, il faut remonter au xviie siècle pour déceler les prémices de sa prospérité actuelle. La pêche a commencé à se développer et les champs d’arbres fruitiers – amandiers et oliviers notamment – ont essaimé sur plusieurs dizaines de kilomètres à la ronde. Les activités productives se sont multipliées elles aussi de telle sorte qu’en trois siècles, Sfax est passé du statut de petite ville agricole à celui de métropole industrielle.
Située au nord du golfe de Gabès, à l’orée d’une immense forêt d’oliviers et entourée de plusieurs milliers de jnan (« jardins »), la ville compte aujourd’hui un demi-million d’habitants. Capitale économique du Sud, elle possède le deuxième port commercial du pays après celui de La Goulette (25 % des échanges économiques nationaux), et le premier port de pêche. Second pôle commercial et industriel après Tunis, l’économie de Sfax est marquée par les industries pétrochimique et chimique (phosphates, engrais), l’habillement (confection, chaussures), l’agriculture (oliviers et autres arbres fruitiers) et l’artisanat (poterie, tannerie).
C’est à Bab Diwan, la porte principale de la médina, que commence l’enceinte de la vieille ville, longue de deux kilomètres. Édifiée sous la dynastie des Aghlabides au ixe siècle, la muraille, haute de plusieurs mètres, a été restaurée et consolidée au cours des siècles. À l’occasion du 120e anniversaire de la création du conseil municipal, célébré le 16 juillet, les écoliers de la ville ont réalisé une fresque géante intitulée L’Ambition. S’étalant sur quelque 2 500 mètres (sans doute un record mondial), cette oeuvre d’art collective a fait des remparts une longue suite de cimaises éclatant de couleurs et de lumières.
La médina, l’une des mieux conservée du Maghreb, abrite de nombreux souks et des milliers d’ateliers de fabrication de chaussures – 9 000 selon des statistiques officieuses. C’est une véritable zone industrielle au coeur de la ville, où fleurissent des activités informelles qui font vivre des milliers de personnes. Le pouvoir tolère cet état de fait, au grand dam des industriels de la région.
Peuplée d’un peu moins d’un million d’habitants, soit près de 10 % de la population nationale, la région de Sfax s’étend sur une superficie de 7 550 km2. Ses 6 millions de pieds d’oliviers produisent annuellement 460 000 tonnes d’olives et assurent 37 % de la production nationale d’huile (environ 90 000 tonnes). Avec une façade maritime de quelque 235 km, elle assure 25 % de la production et 70 % des exportations de produits de la mer. Ses 54 000 exploitants agricoles (un dixième de la profession) produisent également 50 % des viandes blanches et 35 % des oeufs. La conurbation sfaxienne compte, par ailleurs, 2 300 PME (20 % du tissu industriel tunisien), dont 200 totalement exportatrices et 7 zones industrielles.
Mais Sfax, c’est également le pôle universitaire, qui regroupe 19 établissements fréquentés par 45 000 étudiants, le cinquième de la population estudiantine du pays. Près de 40 % des diplômés en informatique et technologies de l’information et de la communication y sont formés. Cette spécialisation a incité les pouvoirs publics à lancer le projet d’une technopole, qui sera érigée à Sakiet Ezzit, au nord de la ville et devra assurer, à terme, 8 000 emplois dans le secteur des technologies de l’information et de la communication.
Les infrastructures de transport et de communication sont, elles, encore en deçà des besoins. « Les investissements publics dans les infrastructures sont aujourd’hui assez importants, mais les retards accumulés par la capitale du Sud dans ce domaine le sont autant », explique Dr Ahmed Rékik, conseiller municipal. Pourquoi ces retards ? « Sfax est riche. Or, en matière d’investissement, les pouvoirs publics privilégient les régions qui ont moins de moyens. Et ce ne sont pas les privés qui vont investir dans la construction des routes et des moyens de communication. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, Sfax a donc été longtemps handicapé par sa… richesse. »
Le maire, Mohamed Hadj Taïeb, ne veut pas jeter la pierre aux hommes d’affaires locaux. « On ne peut pas reprocher à des privés d’investir là où les profits sont plus intéressants. Pour un promoteur immobilier, par exemple, il est plus rentable d’investir à Sousse, Mahdia et Tunis, régions résidentielles et touristiques, où le mètre carré construit se vend plus de 1 000 dinars, que de construire à Sfax, où ce prix tombe à 500 dinars. »
La raison de cette « fuite » des Sfaxiens vers les autres régions du pays est simple : l’essor économique et industriel de Sfax a beaucoup nui à son environnement. On peut citer en exemple les dégâts de l’usine de produits chimiques suédoise, NPK, implantée en 1963 à proximité du port. Pendant près de trois décennies, elle a empoisonné la mer de rejets de métaux lourds et de substances toxiques. Pis : elle a stocké à ciel ouvert 3 millions de m3 de phosphogypse, qui, avec la pluie, ont pollué le sol et la nappe phréatique. Dès la fin des années 1970, la mer à Sfax est devenue, sur plusieurs kilomètres, impropre à la baignade… et d’ailleurs bientôt interdite aux baigneurs.
Il n’était plus possible de se cacher le désastre écologique. Pour tenter d’y remédier, un programme de réhabilitation du littoral nord de la ville, dit « Projet Taparura » a été élaboré. En 1985, une Société d’aménagement des côtes nord de Sfax (SACNS) fut créée, mais son projet d’édification d’une zone balnéaire nouvelle gagnée sur la mer grâce à des remblaiements successifs fit long feu.
Il a fallu attendre 1991 pour que le président Ben Ali ordonne la fermeture de la NPK. L’usine disparue, restait à se débarrasser du monticule de phosphogypse. La solution préconisée par les experts est assez sophistiquée : extraire les 4 millions de m3 de terre polluée sur 400 ha et les amasser en un cône tronqué de 15 m de haut, par-dessus le phosphogypse. Puis isoler le tout dans un sarcophage de ciment de bentonite, et le recouvrir d’une bonne terre fertile pour en faire une colline verte.
« Nous avions opté, il y a quarante ans, pour un développement porté par une industrialisation à outrance, alors que d’autres régions avaient opté pour le tourisme. Aujourd’hui, nous prenons conscience des conséquences néfastes de ce choix. Le Projet Taparura devrait nous aider à y remédier », explique le maire. La réhabilitation du littoral de Sfax coûtera 90 millions de dinars (65 millions d’euros). La Banque européenne d’investissement (BEI) a accepté de financer le projet à hauteur de 56 millions de dinars. À l’État tunisien de trouver le reste de la somme. À terme, il permettra d’assainir 3 km de plages, de créer des zones touristiques (18 ha), résidentielles (24 ha), d’équipements publics (13,5 ha), de parkings en hauteur (11 ha), ainsi que des espaces verts (100 ha). Il aidera ainsi à réconcilier la ville avec la mer… et permettra aux Sfaxiens de s’adonner de nouveau aux joies de la baignade.

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