Règlement de compte à Alger

Affaire Khalifa, liquidation d’Union Bank, deux anciens gouverneurs de la Banque d’Algérie entendus par la justice… Les autorités semblent décidées à faire le ménage au sein des institutions. Il était temps.

Publié le 7 septembre 2004 Lecture : 7 minutes.

Ce mois d’août n’a pas été de tout repos pour les dirigeants algériens. Un Conseil de gouvernement tous les trois jours, deux Conseils des ministres et des magistrats instructeurs aux calendriers chargés, malgré les vacances judiciaires. Le 22 août, le Premier ministre Ahmed Ouyahia signe une circulaire annonçant deux mesures importantes. La première oblige les opérateurs publics à passer par l’Agence nationale d’édition et de publicité (Anep) pour toutes leurs annonces et messages publicitaires. Ce retour au monopole s’explique par la volonté de l’équipe Ouyahia de veiller à ce que le gouvernement ne finance plus directement des journaux hostiles à la politique du président Abdelaziz Bouteflika. « Nous nous sommes rendu compte que chaque mois, affirme un proche d’Ahmed Ouyahia, le gouvernement versait plus de 2 milliards de centimes [environ 200 000 euros] à des journaux qui faisaient non pas dans l’opposition, mais dans la désinformation. Il était temps d’y mettre un terme. » Nous reviendrons plus en détail sur cette question dans nos prochaines éditions. La seconde mesure ? Le chef du gouvernement a informé les entreprises publiques économiques (EPE, qui représentent plus de 90 % du Produit intérieur brut) de l’obligation de recourir exclusivement aux banques publiques pour l’ouverture de leurs comptes bancaires, le placement de leurs dépôts, la gestion de leurs titres et de leurs opérations commerciales intérieures et extérieures. Cette mesure est une conséquence directe du minikrach financier provoqué par la faillite de Khalifa Bank, joyau du groupe éponyme appartenant au tycoon algérien à l’ascension fulgurante, Rafik Abdelmoumen Khalifa. Parallèlement à l’annonce de ces deux mesures, l’opinion publique apprend que deux anciens gouverneurs de la Banque d’Algérie, Abderrahmane Hadj Nacer et Abdelwahab Keramane, ont été entendus par la justice.

Alger, le 15 juin 2004. La corporation des journalistes est sous le choc. La veille, le tribunal d’Alger a condamné à deux années de réclusion le directeur du quotidien Le Matin, Mohamed Benchicou, pour une infraction financière. Ce jour-là, le ministre de la Justice fait une déclaration dont l’importance semble avoir échappé aux observateurs, obnubilés par l’incarcération de Benchicou : « Mon département, affirme Tayeb Belaïz, compte aller au bout s’agissant de l’affaire Khalifa. » Premier employeur du secteur privé avec quelque 14000 travailleurs, le groupe était présent dans la finance, le transport aérien, le BTP, ainsi que dans la communication et les services.
Créée en 1998, Khalifa Bank a développé ses activités à travers de nombreuses filiales, dont Khalifa Airways. Sa réussite a suscité nombre d’interrogations, tant sa surface financière semblait infinie. Sponsoring et mécénat, opérations commerciales n’obéissant à aucun critère de rentabilité… D’où vient l’argent d’Abdelmoumen Khalifa, l’ancien petit pharmacien de Chéraga, sur les hauteurs d’Alger ? « C’est le fric des généraux et de la prébende », se hasardent les uns ; « blanchiment d’argent de la mafia russe, italienne ou proche-orientale », avancent les autres. En fait, le jeune homme d’affaires avait compris que dans un pays pétrolier sortant d’un grave conflit, il y avait beaucoup d’argent à prendre. Il crée donc une banque, propose des taux d’intérêt à deux chiffres, là où les autres ne dépassent pas les 5,5 %. Il accorde des facilités financières à tous ceux qui occupent une place de choix dans le sérail et s’entoure de collaborateurs issus de la « progéniture » de la nomenklatura. Tout le monde, ou presque, tombe dans le panneau. Les dirigeants d’entreprises publiques et privées, les caisses de retraite et d’assurances sociales domicilient leurs comptes chez Khalifa Bank. Les déposants se ruent dans les agences et « Moumen », comme on l’appelle, en profite pour financer ses filiales et se lancer dans des opérations douteuses. Une escroquerie qui n’aurait pu réussir sans la mansuétude de l’autorité monétaire, chargée de veiller aux intérêts des déposants et à la régularité de toute transaction financière.
Comme partout ailleurs, l’activité bancaire en Algérie est soumise à certaines règles prudentielles qui, à première vue, n’ont pas été respectées. Un établissement financier ayant le statut de banque est autorisé à recevoir des fonds à la seule condition de les restituer quand le dépositaire le désire. Il peut prêter l’argent de ses clients à d’autres clients à condition d’être en mesure, à tout moment, de faire face aux retraits de liquidités effectués. C’est pourquoi une banque est tenue de rendre publique sa situation régulièrement. Or Khalifa Bank n’a jamais respecté cette règle, et la Banque d’Algérie a mis quatre ans avant de prendre la première sanction (gel des opérations extérieures, en septembre 2002). Les pertes pour le Trésor public ? Près de 1,5 milliard de dollars, de quoi financer 50 000 logements, la réalisation d’un centre hospitalo-universitaire, des milliers de places pédagogiques, du primaire à l’universitaire. Bref, près du tiers des dégâts provoqués par le séisme de Boumerdès en mai 2003. Abdelmoumen Khalifa est toujours en exil à Londres, les 14 000 employés du groupe sont au chômage et seuls les déposants de moins de 600 000 dinars (6 000 euros environ) ont été remboursés par la caisse de garantie des dépôts de la Banque d’Algérie.
Quant aux gros déposants et aux fournisseurs internationaux du groupe Khalifa, il ne leur reste que leurs yeux pour pleurer. Qui est responsable de cette situation ? En premier lieu, l’auteur de l’escroquerie, objet d’un mandat d’arrêt international. « Nous finirons par l’avoir ! » ne cesse de marteler Ahmed Ouyahia… Mais aussi ceux qui lui ont permis de réussir son coup : les dirigeants de la Banque d’Algérie, de la Commission bancaire et du Conseil de la monnaie et du crédit, autant d’institutions dont la vocation est d’éviter aux clients des établissements financiers ce genre de mésaventure. Sans préjuger des conclusions du juge Mohamed Guerouabi, chargé de l’instruction du dossier, l’affaire Khalifa met à nu une grave défaillance des autorités monétaires. C’est sans doute pour cela que le magistrat et la police judiciaire ont entendu Abdelwahab Keramane (gouverneur de la Banque d’Algérie au moment des faits) et son successeur, Mohamed Leksaci, actuel gouverneur, même si des informations non confirmées du quotidien arabophone El Khabar annoncent son limogeage et son remplacement par le directeur général du Trésor public Baba Ahmed. Autre personnalité entendue : Ali Touati, « dinosaure » de la Banque d’Algérie (il occupe le poste de vice-gouverneur) et proche parent du général Mohamed Touati, éminence grise de l’armée et conseiller du président Bouteflika. « Si Touati est convoqué par un petit magistrat, affirme un membre de l’Inspection générale des finances (IGF), c’est qu’il n’y a plus de tabou. » Parmi les autres personnalités du secteur entendues par la justice, Abderrahmane Hadj Nacer, ancien gouverneur de la Banque d’Algérie, limogé par Liamine Zeroual. Pourquoi a-t-il été convoqué, alors qu’il n’était plus en poste quand Khalifa a été créée ? Pour l’autre scandale financier du moment : le traitement réservé à Union Bank, établissement d’affaires privé, lancé en 1994 par un homme d’affaires algérien, Brahim Hadjas, moins flamboyant et moins flambeur que Moumen. Hadjas n’ayant pas de formation financière, il choisit Abderrahmane Hadj Nacer pour diriger Union Bank, dès 1994. Un différend les oppose très vite : Hadjas accuse Hadj Nacer de faux et usage de faux. L’ex-gouverneur aurait établi un procès-verbal fictif d’assemblée d’actionnaires pour le déposséder de ses parts. Il dépose plainte. Depuis, Union Bank vit un véritable calvaire. Pas moins de quatre-vingt-dix procédures judiciaires s’abattent sur ses dirigeants, les sanctions succèdent aux mesures de rétorsion. Tout cela a un coût pour le banquier privé, qui l’estime à 2 milliards de dinars (20 millions d’euros). Malgré cela, Union Bank dégage chaque année des bénéfices, rend publique régulièrement sa situation comptable et ses filiales (pêche, construction, entre autres) prospèrent. Mais les autorités monétaires s’acharnent et, le 13 juillet 2004, le tribunal décide la liquidation du groupe. « Le magistrat a prononcé ce verdict lors de l’ultime audience avant les vacances judiciaires, affirme Brahim Hadjas, pour nous priver d’un appel immédiat, qui aurait eu un effet suspensif sur les mesures de liquidation. » En attendant le 19 septembre, date de l’ouverture de l’année judiciaire, la banque a fermé ses portes, et des scellés ont été posés au siège des filiales du groupe. Les bateaux d’Union Pêche, qui exporte sa production vers l’Espagne (estimée à 1 million d’euros par mois), restent à quai. Pourquoi ce gâchis ? « Pour faire disparaître un plaignant. L’affaire qui nous oppose à Hadj Nacer a été renvoyée, le 4 juillet, pour être jugée en novembre. Mais si Union Bank disparaît, il n’y a plus d’affaire Hadj Nacer », explique Hadjas. Malgré ses déboires, ce dernier ne désespère pas de la justice de son pays. « Quand la commission bancaire fermait les yeux sur Khalifa Bank, elle prenait des décisions non fondées à l’encontre de notre institution. Le Conseil d’État, organe suprême de la justice algérienne, a rendu quatre arrêts en notre faveur contre le gouverneur Abdelwahab Keramane [gouverneur de la Banque d’Algérie au moment des sanctions prononcées contre Union Bank, NDLR]. Dans l’un d’eux, il évoque dans ses attendus une accusation de voie de fait à son encontre. Pour l’élection présidentielle, j’ai pris fait et cause pour le candidat Bouteflika et je ne le regrette pas, car j’ai la conviction qu’il veut nettoyer ce pays, et c’est ce dont il a besoin ».
Même si les mesures annoncées par Ahmed Ouyahia (retour au monopole de l’Anep, obligation faite aux EPE de recourir uniquement aux institutions financières publiques) ne sont pas de nature à nourrir l’optimisme d’un banquier privé et des observateurs, la volonté de punir tous ceux qui ont contribué, directement ou indirectement, à l’affaire Khalifa laisse penser que le gouvernement ira au bout de sa logique. Quitte à éclabousser une partie du sérail…

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