Qui a voulu renverser Ould Taya ?

La Mauritanie accuse le Burkina et la Libye, qui démentent. Enquête sur un putsch avorté.

Publié le 7 septembre 2004 Lecture : 9 minutes.

C’est une affaire qui, en ces temps d’Union africaine triomphante et d’obsession sécuritaire omniprésente, n’a plus de raison d’être tant elle paraît obsolète, tant elle rappelle l’époque que l’on croyait révolue des petits jeux venimeux entre frères ennemis sur fond d’insultes, de menaces, de haines recuites et de tentatives, toujours démenties et toujours recommencées, de déstabilisation. En ce début du mois de septembre 2004, la Mauritanie d’une part, le Burkina Faso et la Libye de l’autre, sont en état de guerre. Guerre verbale bien sûr, guerre des médias et des émissaires que l’on envoie de capitales en palais présidentiels, réquisitoire ou plaidoirie sous le bras, mais guerre tout de même, comme s’il existait en ce moment d’autre combat à mener que contre les criquets qui ravagent le Sahel… Comment en est-on arrivé à ce gâchis ? Pour le comprendre, il faut se reporter un an et demi en arrière, plus précisément à la tentative sanglante de coup d’État du 8 juin 2003 contre le régime du président Maaouiya Ould Taya, qui a profondément traumatisé les Mauritaniens. Leur échec consommé, une cinquantaine de putschistes, dont les deux « cerveaux » du coup d’État manqué, les commandants Mohamed Ould Cheikhna et Saleh Ould Hannena, s’enfuient de Nouakchott en direction de l’Est, traversent la frontière et se réfugient tout d’abord dans le no man’s land du Nord malien. On les signale ensuite au Niger, d’où ils font parvenir à la chaîne de télévision Al-Jazira une cassette annonçant la création d’un mouvement armé dont le but est de renverser Maaouiya Ould Taya : les Cavaliers du changement. Du Niger, certains d’entre eux font alors mouvement vers le Burkina Faso voisin, dont la capitale, Ouagadougou, est depuis longtemps une sorte de havre et de carrefour pour les opposants venus de toute la région : Ivoiriens, bien sûr, mais aussi Guinéens, Togolais, Camerounais, Mauritaniens, etc. Au hasard des hôtels, des sommets et des festivals, on peut ainsi croiser Alpha Condé, Gilchrist Olympio, Guillaume Soro, Mohamadou Issoufou, mais aussi d’ex-putschistes comme le capitaine Guerandi Mbara, qui fut l’un des chefs de la tentative manquée de coup d’État contre Paul Biya en avril 1984. Tous connaissent le président Blaise Compaoré, dont ils sont plus ou moins proches, tous font partie de son jeu de cartes politico-régional, un jeu souvent sulfureux, parfois dangereux, dont lui seul maîtrise la logique et les objectifs.
La figure de référence de l’opposition mauritanienne à Ouagadougou est un homme discret, au parcours aussi sinueux qu’un vent de sable dans le désert, mais que la crise actuelle a brusquement projeté en pleine lumière – ce qu’il abhorre : Moustapha Ould Limam Chaffi. « Conseiller » officieux du chef de l’État, dont il est proche, pour les affaires arabes, cet opposant, lui-même fils d’opposant (voir encadré pp. 16-17), n’a jamais caché son hostilité au pouvoir en place à Nouakchott. « Ould Taya est un agent de Sharon », déclarait-il ainsi il y a peu au quotidien Al Qods, avant d’ajouter : « Ce régime n’autorise personne à vivre hors de son ombre et de sa domination ; moi, je n’ai peur que de Dieu et je ne me soumets qu’à lui. » Bien qu’il ne se soit plus rendu en Mauritanie depuis quatre ans et qu’il démente avec la dernière énergie tout lien avec les officiers putschistes – ce qui, au vu de son statut et du fait qu’il voyage fréquemment à partir de Ouaga (avec quel passeport ?), peut apparaître comme relevant de l’élémentaire prudence -, le seul fait de sa proximité avec Blaise Compaoré pose, vu de Nouakchott, un évident problème. À plusieurs reprises, Maaouiya Ould Taya a dépêché des émissaires à Ouagadougou, en particulier l’un de ses conseillers, Sidney Sokhna, pour attirer l’attention de son homologue burkinabè sur le « cas Chaffi ». En vain, semble-t-il.
Moustapha Ould Limam Chaffi est-il, ou a-t-il été, en relation avec les Cavaliers du changement ? En aucun cas selon l’intéressé, qui affirme ne connaître aucun des officiers mis en cause, une position somme toute cohérente avec celle de ses hôtes burkinabè, selon qui les commandants Cheikhna et Hannena n’auraient jamais mis les pieds au Burkina. Or, et c’est là le noeud de la crise, les autorités mauritaniennes soutiennent exactement le contraire. Explication : le 9 août dernier, le chef de la police de Nouakchott rend publique la découverte d’un complot impliquant une trentaine d’officiers de l’armée et de la Garde nationale, originaires pour la plupart de l’Est (comme les putschistes du 8 juin 2003), dont le but était de renverser le président Ould Taya en profitant de sa présence en France à l’occasion des cérémonies du 60e anniversaire du débarquement allié. L’enquête préliminaire, dont J.A.I. a pu prendre connaissance, semble démontrer que le « cavalier du changement » en fuite, Mohamed Ould Cheikhna, était bien en rapport suivi et étroit avec plusieurs officiers arrêtés le 8 août via un téléphone portable du réseau cellulaire sénégalais Alizé – qui « couvre » une partie du sud de la Mauritanie et permet, tout au moins le groupe le croyait-il, d’échapper aux écoutes mauritaniennes – et surtout par courrier électronique. À partir de trois cybercafés de Nouakchott (Top Ciber, Ciber Netland et LPK Cibercafé) et en utilisant un système complexe de pseudonymes et de mots de passe, le lieutenant-colonel Mekhalla Ould Mohamed Cheikh, le commandant Abderrahmane Mamadou Dia et le commandant Sidaty Ould Mohamed Mahmoud, tous trois arrêtés le 8 août, correspondaient avec le commandant Cheikhna. Soit par échanges directs, soit via une boîte e-mail appelée « boîte à Pandore » dont les codes étaient connus d’eux seuls et dans laquelle ils se laissaient des messages, effacés aussitôt lus. Où se trouvait alors Hannena ? Si l’on en croit le « Rapport d’interrogation de la base de données RIPE pour l’adresse IP : 217.125.118.52 » établi par les services mauritaniens et dont J.A.I. a obtenu copie, les e-mails envoyés par le commandant rebelle en cavale provenaient d’un serveur basé au… Burkina Faso. Entre Cheikhna, alias Fountanke Almany, Jemaa Houriya, Shon Bassi, Mamoun Hakim, Coolaish ou quelques autres pseudos et ses correspondants, les e-mails échangés au cours des mois de juin et juillet 2004 sont parfois sans équivoque. D’Abou Bekr (pseudonyme du commandant Dia) à Fountanke Almany, le 29 juin : « Loin de moi dormir ! Tu sembles vouloir me bousculer, mais ça ne marche pas. J’ai fait mien le fameux dicton chinois : « Doucement, doucement, nous sommes pressés. » » De Fountanke à Abou Bekr, le 3 juillet : « Sachez que les choses bougent de façon dramatique et très favorable, on doit boucler très rapidement. Si ce n’était pas toi, j’aurais des doutes sur celui qui exige de connaître les noms au préalable. Consultez la boîte à Pandore ce soir. » Et cet ultime message envoyé le 9 août, après la découverte du complot, par l’un des officiers à Cheikhna sur la boîte à Pandore : « Objet : de l’assurance. Très cher Frère. Pour les événements d’aujourd’hui, ce n’est pas du tout grave. Cela arrive, et la fois passée, il y a eu cela déjà avec Bouna et d’autres. C’est peut-être le feu qui va mûrir plus vite la cuisine. Pas de panique, donc, et restons en contact. »
C’est muni de ces échanges et d’autres « pièces à conviction » – selon les renseignements mauritaniens, évidemment contredits par le Burkina, une dizaine d’ex-putschistes se cacheraient à Ouagadougou sous la protection des services spéciaux, logés tout d’abord au Conseil de l’Entente puis dans une villa de Ouaga 2000 – que le ministre mauritanien de la Défense Baba Ould Sidi est reçu le 20 août par Blaise Compaoré, puis par son ministre de la Sécurité, Djibril Bassolé. Les entretiens, à l’évidence, se passent mal. « Le président a feint de ne pas savoir de quoi nous parlions », confiera quelques jours plus tard Baba Ould Sidi. « Ils ne nous ont fourni aucune preuve de ce qu’ils avançaient », réplique Bassolé. Venu pour réclamer l’extradition des commandants Cheikhna et Hannena ainsi que du capitaine Ould Minni, le ministre mauritanien rentre donc bredouille. C’est dire si Maaouiya Ould Taya apprécie…
Le 26 août au soir, c’est la guerre. À la télévision mauritanienne, le lieutenant-colonel Mekhalla Ould Mohamed Cheikh, arrêté deux semaines plus tôt, passe aux aveux et déballe sa vérité. Selon lui, deux groupes de commandos composés des Cavaliers du changement et de mercenaires touaregs devaient pénétrer en Mauritanie entre le 16 et le 20 août, après avoir traversé le Nord incontrôlé du Mali en provenance du Burkina puis de Libye. Un soulèvement militaire était prévu au même moment à Nouakchott et dans plusieurs casernes de l’intérieur. Le but : s’emparer du pouvoir. Les confessions de Mekhalla sont aussitôt reprises et amplifiées par Baba Ould Sidi et son collègue chargé de la Communication, Hamoud Ould Abdi. La Libye, qui aurait fourni aux conjurés les moyens financiers et matériels pour l’exécution de cette opération, et le Burkina, qualifié de « bras armé de la Libye en Afrique de l’Ouest » sont fustigés. Est mis en cause également, très directement, Moustapha Ould Limam Chaffi. « Homme de main » de Tripoli, selon ses accusateurs, il aurait lui-même supervisé la fuite des putschistes de juin 2003 et leur établissement au Burkina. À Ouagadougou, le ministre Bassolé se dit « abasourdi » par ce réquisitoire, qualifié de « complot ourdi contre notre pays et la Libye » par son collègue des Affaires étrangères. D’autant plus abasourdi que le Burkina, dit-il, a démontré sa bonne foi et son bon esprit en expulsant, début 2004, trois opposants mauritaniens(*). Chaffi, lui, « tombe des nues », selon ses dires. Quant à Mouammar Kadhafi, il dément avec vigueur, sollicite une enquête de l’Union africaine et dépêche pour cela un émissaire auprès du président de l’UA, le Nigérian Obasanjo.
Il est vrai que ces accusations d’ingérence tombent au plus mauvais moment pour le régime du colonel, qui vient de fêter le 1er septembre ses trente-cinq ans au pouvoir. Quel intérêt aurait-il à déstabiliser un « pays frère » alors que sa réhabilitation au sein de la communauté internationale n’a jamais été aussi proche ? Aucun. Si ce n’est une certaine forme de rancune bien dans le tempérament du « Guide ». Kadhafi n’a en effet jamais accepté l’établissement de relations diplomatiques entre la Mauritanie et Israël en 1999, et les opposants au président Ould Taya sont depuis reçus à bras ouverts à Tripoli. Au point que la Libye a été le seul État de la région à s’abstenir de condamner la tentative de putsch de juin 2003. Six mois plus tard, à l’occasion de l’élection présidentielle, les autorités de Nouakchott ont accusé ouvertement Tripoli de financer la campagne du candidat Haïdallah. Enfin, la tentative de médiation menée début août par le roi du Maroc Mohammed VI entre les deux pays s’est conclue sur un échec, en dépit d’une rencontre à Rabat entre ministres des Affaires étrangères. Fidèle allié de Kadhafi, Blaise Compaoré doit également juger pour le moins inopportune une affaire dont sa propre opposition s’est immédiatement saisie pour le critiquer. À moins de trois mois du sommet de la Francophonie à Ouagadougou, se retrouver une nouvelle fois en butte à des accusations de déstabilisation déjà formulées à Abidjan, Lomé, Conakry, Monrovia ou ailleurs n’est guère une position enviable. « À cette allure-là, on finira par nous accuser d’être de connivence avec les rebelles chiites d’Irak ! » proteste Djibril Bassolé. On ne prête qu’aux riches, dit-on…
En attendant, l’affaire prend une vraie tournure de crise régionale, avec la constitution d’une sorte d’axe « anti-Compaoré » qui va de Nouakchott à Lomé en passant par Abidjan. Laurent Gbagbo, qui a reçu le 1er septembre le ministre mauritanien de la Défense Baba Ould Sidi (lequel s’est également rendu au Togo, au Bénin et en Guinée), est ainsi annoncé dans les jours prochains en Mauritanie. Les ennemis de mes ennemis…

* Trois opposants ou présumés tels, des nassériens ralliés à l’exprésident Ould Haïdallah, ont effectivement été arrêtés à Ouagadougou le 16 janvier 2004, après y avoir rencontré… Moustapha Ould Limam Chaffi. Expulsés vers le Mali, où ils ont connu la prison, puis extradés en Mauritanie, ils ont publiquement accusé Chaffi de les avoir livrés à la police burkinabè parce qu’il craignait qu’ils ne soient en réalité des agents mauritaniens infiltrés. Une version que dément Chaffi, même s’il reconnaît les avoir
effectivement reçus.

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