Les leçons d’hier pour préparer demain

Les autorités ont longtemps planifié le développement économique et social du pays en s’appuyant sur la « politique des étapes ». Elles devront faire plus pour promouvoir les initiatives des nouvelles générations.

Publié le 7 septembre 2004 Lecture : 9 minutes.

Il y a des anniversaires qui ne se fêtent pas, mais qui restent malheureusement gravés dans la mémoire collective d’un pays. Celui des « émeutes du pain » en janvier 1984 et de la descente aux enfers de l’économie tunisienne qui s’est ensuivie fait partie de ces événements qu’on voudrait oublier. Vingt ans après, les Tunisiens veulent plutôt profiter des acquis de « l’ère nouvelle » qui a remis leur pays sur une orbite de croissance plus haute et plus stable.
Point d’orgue d’une folle période de gabegie financière (1980-1986), les « émeutes du pain » ont failli entraîner le pays dans la déchéance. Le gouvernement de Mohamed Mzali dépense jusqu’alors sans compter, contrairement aux règles de bonne conduite édictées par son prédécesseur Hédi Nouira (1970-1980). En décembre 1983, le chef de l’État, Habib Bourguiba, très mal conseillé, entérine, dans une ultime tentative d’arrêter l’hémorragie, la décision de doubler sans délai et d’un seul coup le prix du pain. Le but déclaré est d’alléger le montant des subventions étatiques et de réduire ainsi le déficit budgétaire. Mais pour le peuple, déjà très touché par la baisse de son pouvoir d’achat et la crise économique, c’en est trop : les pauvres se révoltent contre l’État et, simultanément, contre tous les signes extérieurs de richesse de la classe des privilégiés. Réprimée dans le sang, la révolte oblige le président Bourguiba à annuler la décision gouvernementale dans un discours célèbre, dans lequel il reconnaît avoir été induit en erreur… L’excuse, pire que la faute, aura vite été maquillée en un retour au bon sens.
Il n’empêche. La crise s’aggrave avec le renvoi de plusieurs milliers d’émigrés tunisiens par la Libye en 1985. Mohamed Mzali est remplacé par Rachid Sfar. Ce dernier aura le mérite d’éviter la faillite (défaut de paiement de la dette extérieure) et de sauver les meubles grâce à une série de mesures draconiennes : dévaluation de la monnaie, gel des dépenses et des salaires, retour à l’orthodoxie financière… Ce programme d’ajustement structurel entamé en 1986, soutenu par le Fonds monétaire international (Fmi), est une réussite économique. Il n’y aura pas d’ajustement « bis » ou « ter ». La Tunisie sort la tête haute du joug du FMI, mais la confiance entre le peuple et l’État est sérieusement ébranlée. Face à l’indécision au sommet de l’État, la contestation du pouvoir devient de plus en plus violente. Des groupes islamistes plus ou moins organisés s’en donnent à coeur joie (1986-1987). Les manifestations sporadiques de harcèlement des autorités se multiplient à Tunis et à l’intérieur du pays. Les investisseurs privés retiennent leur souffle et leur argent. L’économie est alors au point mort.
Un homme nouveau et fort émerge à la faveur de cette crise du régime : Zine el-Abidine Ben Ali. Seul capable de juguler le « péril islamiste » et de sauver la nation, Ben Ali est finalement promu par Bourguiba au poste « suprême » de Premier ministre : « suprême » parce que le chef de gouvernement est, selon la Constitution, le successeur du chef de l’État en cas de décès ou de carence dûment avérée. Bourguiba ne tarde pas à se faire remplacer pour incapacité, à l’âge de 84 ans, en toute légalité, par son Premier ministre le 7 novembre 1987, date du début de l’« ère nouvelle ».
Le pays ne sombrera donc pas dans l’anarchie politique et financière. Au contraire. Ben Ali est accueilli avec joie par le peuple, l’élite, les hommes d’affaires et les partenaires étrangers. Il promet la démocratie, le respect du multipartisme, la sauvegarde des acquis sociaux, des droits de la femme en particulier et de l’homme en général, le retour au libéralisme économique et à la bonne gouvernance. Aujourd’hui, le visage de la Tunisie est entièrement transformé, méconnaissable. Pour le visiteur extérieur, le pays présente tous les atours de la modernité occidentale : de belles routes et autoroutes, des buildings de verre, des hôtels de marbre, des infrastructures, des institutions, des femmes et des hommes actifs, dans une vie où s’entremêlent et parfois s’entrechoquent les traditions ancestrales et les modes européennes… Bref, un État qui « tient la barre » et une administration qui fonctionne. Ici, pas de guerre civile, pas de coupure d’électricité, pas de rationnement d’eau, pas de magasins étatiques, mais une circulation automobile intense (20 000 km de routes bitumées), un trafic aérien (sept aéroports) et portuaire (sept ports de commerce) qui prouve que l’économie est ouverte sur le monde entier et plus particulièrement sur l’Europe, laquelle est distante seulement de 140 km de la pointe nord de la Tunisie.
La modernité si chère à Bourguiba a trouvé en Ben Ali un ardent défenseur et un solide bâtisseur. Elle ne se limite pas seulement à une modernité de façade, mais intègre toutes les exigences de bonne gestion, de rationalité, de dépassement de soi… Le mektoub – traduction de « fatalité » – n’a pas sa place ici. Bourguiba avait demandé aux Tunisiens de faire travailler leur cerveau. Ben Ali leur demande d’accéder plus rapidement encore aux nouvelles technologies… Il reste évidemment beaucoup de progrès à faire dans tous les domaines, celui de la transparence économique comme celui des libertés politiques, celui de la sécurité sociale comme celui de la justice. Beaucoup de choses, observables actuellement, sont critiquées et critiquables. Mais les Tunisiens savent qu’ils ne peuvent progresser que dans la paix sociale et par la « politique des étapes » pratiquée par Bourguiba durant son combat contre la colonisation (la Tunisie était un protectorat français de 1881 à 1956) puis dans la lutte contre le sous-développement. Ben Ali applique la même méthode.
Cette « politique des étapes », si particulière à la Tunisie et si rare en Afrique et au Moyen-Orient, peut être illustrée par des constantes : les progrès économiques et sociaux ont toujours suivi des schémas de développement tracés à l’avance, bien étudiés et correctement financés. Dès le début des années 1960, l’État s’est doté de « plans de développement » triennaux puis quinquennaux, tous inscrits dans des perspectives décennales… En 1962, on savait ainsi ce qu’il fallait faire pour l’année en cours et où on voulait arriver en 1972. Et ainsi de suite. Ces plans, traduits en programmes et en projets, n’ont jamais été figés. Au contraire, on les a adaptés, au fur et à mesure, en fonction des contraintes intérieures et extérieures. Et tous les cinq ans, on a dressé les bilans, recensé les facteurs de production (population, infrastructures, investissements) et réexaminé la politique économique dans son ensemble (développement rural, monnaie, système bancaire, fiscalité, prix, crédit, taux de change, niveau de vie, etc.). En fait, le succès de la Tunisie s’explique par la maîtrise de tout ce qui dépend de la volonté humaine et la prise en compte de la part des aléas (climat, environnement international) dans le calcul politique et économique. On mesure avec une grande précision les besoins de la population dans le temps et dans l’espace : les besoins en eau, en électricité, en logements, en écoles, en universités, en hôpitaux, en routes, en barrages… Les plans quinquennaux se décomposent en budgets économiques annuels (examinés et votés par l’Assemblée nationale), en budget de l’État, en budget des régions, en budget des institutions, en plans d’investissement des entreprises…
La planification et la programmation, sous Ben Ali, ont pris un caractère encore plus rigoureux avec des instruments de suivi et de prévision de plus en plus précis. En juillet dernier, le chef de l’État a eu ainsi à examiner le bilan à mi-chemin du 10e Plan de développement national (2002-2006) et à superviser l’évolution du travail de l’Institut tunisien d’études stratégiques et en particulier l’état d’avancement de la recherche prospective sur « la Tunisie à l’horizon 2030 ».
Cette politique des étapes s’est traduite par une multiplication par cinq du prix du pain, les hausses étant généralement enregistrées au mois d’août de chaque année. Le montant global des subventions – appelées ici compensations – ne dépasse pas aujourd’hui 1 % du Produit intérieur brut national (PIB), cinq fois moins qu’il y a vingt ans. Les Tunisiens, comme partout ailleurs dans le monde, continuent à grogner à chaque hausse des prix du pain, de l’essence, du gaz butane ou de l’électricité. Certains ont du mal à joindre les deux bouts, mais l’écrasante majorité des citoyens s’en sort plutôt bien avec un niveau de vie en constante progression. Et l’idée que seul le travail paie.
La classe moyenne, qui représentait à peine 50 % de la population en 1984, en regroupe aujourd’hui 80 %. Cela signifie que huit millions de Tunisiens, sur dix millions, vivent dans des conditions médianes, ni trop pauvres (4 % de la population totale) ni trop riches (16 %). Le revenu moyen annuel par tête est estimé à 3 500 dinars en 2004 (2 300 euros environ), l’un des plus élevés en Afrique. Il a progressé en moyenne de 1,3 % par an entre 1982 et 1992 et de 3,2 % entre 1992 et 2002. Ces résultats ont été rendus possibles grâce à une croissance économique régulière (3,8 % par an de 1982 à 1992 et 4,7 % de 1992 à 2002) et à une faible croissance démographique (1,2 % par an), signe d’une amélioration notable des conditions de vie : plus le revenu de la famille augmente, moins elle a besoin de faire des enfants.
La position de la Tunisie dans sa sphère géopolitique (l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient) est également remarquable. Selon les derniers chiffres de la Banque mondiale, le taux d’urbanisation en Tunisie est supérieur à la moyenne de la région (67 %, contre 58 %), de même pour l’espérance de vie à la naissance (73 ans, contre 69), le taux de mortalité infantile (21 pour 1 000 naissances vivantes, contre 37), le taux d’analphabétisme (27 %, contre 35 %)… Autres signes qui ne trompent pas : la consommation d’électricité a triplé entre 1984 et 2003, et le volume des exportations industrielles (biens d’équipement et de consommation) a été multiplié par dix-neuf. La Tunisie devrait exporter au total pour 16 milliards de dinars cette année (plus de 10 milliards de d’euros). Huit fois plus qu’en 1984. Ce n’est pas là le résultat du hasard, mais celui d’une politique volontariste, d’une confiance durable des investisseurs privés (106 zones industrielles ont été aménagées sur 3 350 hectares, et 18 autres sont en chantier sur 640 ha) et des partenaires étrangers. Il est plus facile, selon la Banque mondiale (voir la série d’études comparatives intitulées « Doing Business »), de lancer une affaire en Tunisie qu’en Algérie : il faut quatorze jours pour démarrer une entreprise et des frais administratifs de 277 dollars, contre, par exemple, vingt-six jours et 573 dollars en Algérie. En termes de complexité des procédures, la Tunisie se classe dans la moyenne des pays occidentaux avec un score de 48 sur 100, contre 49 en Europe, 72 en Algérie et 69 au Maroc. Le règlement judiciaire d’un contrat commercial dure en moyenne vingt-sept jours en Tunisie, contre cent quatre-vingt-douze jours au Maroc et trois cent quatre-vingt-sept jours en Algérie.
Pas étonnant alors que dans les classements internationaux la Tunisie se range dans le premier tiers : elle est, par exemple, 33e sur 102 dans le tableau comparatif de la compétitivité des affaires et 38e dans celui de la croissance économique. Elle devance pas mal de pays d’Europe de l’Est (Tchéquie, Pologne, Croatie, Lituanie) et musulmans (Maroc, Algérie, Turquie, Égypte). Ils sont plus de 10 000 cadres tunisiens à exercer dans les pays européens, africains ou arabes. L’exportation du know-how est ainsi devenue une spécialité de l’Agence tunisienne de coopération technique.
Tous ces progrès seraient complets s’ils s’étaient accompagnés de meilleurs rendements sur le plan des investissements privés créateurs d’emplois, donc à risque : le taux de chômage a baissé seulement de 1 point depuis 1984 pour se situer aujourd’hui à 14,3 %, alors que les nouvelles demandes d’emploi ne sont satisfaites qu’à hauteur de 84 %. Plusieurs milliers de jeunes n’arrivent toujours pas à trouver un emploi dans le secteur privé, tandis que le secteur public (administration et entreprises) souffre de sureffectifs. La Tunisie de « l’ère nouvelle » est capable d’atteindre un rythme de croissance économique bien plus élevé que les 5 % ou 6 % des années 1990. Le temps du développement intensif est, en effet, arrivé. Et avec lui le temps de l’égalité des chances devant l’emploi et l’investissement, le temps de la libération des initiatives et des énergies, le temps de la plénitude de l’État de droit.

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