À la fois latin et oriental

Apprécié du public, le cinéma d’auteur éprouve toutefois des difficultés financières en raison du piratage et de la concurrence de la télévision.

Publié le 7 septembre 2004 Lecture : 6 minutes.

Au sortir de la projection du film tunisien Les Silences du palais en 1994, Hamid Barrada, journaliste marocain, avait confié : « Dans le fond, les Tunisiens sont aussi des Européens. » Sa réflexion était motivée par le fait qu’à la cour du souverain de Tunis, que l’on voyait dans le film, les princes prenaient leurs repas non pas sur une table basse comme cela aurait été le cas au Maroc, mais sur une table haute « à l’italienne ». Les succès internationaux du cinéma tunisien – qui, malgré une production semi-artisanale et limitée à un petit nombre de films, a été pendant une quinzaine d’années, le cinéma arabe le plus primé et l’un des plus diffusés dans le monde – s’expliquent sans doute, au-delà du talent des réalisateurs et des réalisatrices, par cette capacité rare qu’a toujours eue la culture tunisienne à « digérer » les différents apports étrangers pour les intégrer à sa dimension arabe dominante, et produire une brillante synthèse qu’on appelle la « Tunisianité ».
Quelques critiques du Proche-Orient ont pu écrire que le style original de films comme L’Homme de cendres et Les Sabots en or de Nouri Bouzid, Essayda de Mohamed Zran, Halfaouine ou Un été à La Goulette de Ferid Boughedir et bien d’autres était « orienté vers le public étranger », surtout parce qu’ils ne reproduisaient pas les clichés et les conventions de leur grand aîné, le cinéma commercial égyptien. Comment alors expliquer l’immense succès de ces films auprès du public tunisien, dépassant de très loin les records de recettes obtenus précédemment par les films américains et égyptiens ? De fait, le spectateur s’est pleinement reconnu dans cette synthèse de « latinité orientale » faisant de son cinéma d’auteur l’un des seuls au monde à avoir un véritable succès local. Tout en étant suffisamment universel pour tenir l’affiche pendant des mois à New York comme cela a été le cas l’an dernier pour Satin rouge premier long-métrage de la toute jeune Raja Amari. Une « latinité orientale » qui fait qu’en étant surtout arabe le cinéma tunisien n’en est pas moins méditerranéen, avec l’omniprésence de la figure de la mère, de la famille et l’exubérance de ces « peuples du soleil » dont la rue est un théâtre, et qui font bien souvent de pauvreté vertu.
Une autre raison de ce succès et de la présence continue de ce cinéma dans les grands festivals vient certainement de l’audace de ses thèmes et de la souplesse d’une commission de censure, qui a autorisé des sujets qui demeurent tabous ailleurs, tels que la nudité féminine (Halfaouine), l’homosexualité (L’Homme de cendres), la répression policière (Les Sabots en or), le tourisme sexuel (Bezness)… dès lors que ces questions étaient exprimées par des artistes et étaient nécessaires à la cohésion de leurs oeuvres.
Mais aujourd’hui, les cinéastes tunisiens déchantent : l’expansion vertigineuse au Maghreb du piratage vidéo et de la télévision par satellite a vidé les trente-cinq salles de cinéma du pays de leur public, et cela malgré de très importantes subventions étatiques destinées à les maintenir en état. Sans les aides du ministère de la Culture destinées à encourager les nombreux producteurs privés, le cinéma n’existerait probablement pas du tout. Né, comme ses homologues marocain et algérien à la fin des années 1960 au lendemain des indépendances, il arrivait trop tard, à une époque où l’hégémonie du cinéma hollywoodien sur les écrans de la planète ne permettait déjà plus la mise sur pied de véritables industries cinématographiques comme cela put se faire en 1930 dans d’autres pays méditerranéens tels que l’Égypte et la Turquie, gros pourvoyeurs de mélodrames commerciaux hier, de séries et de feuilletons télévisés aujourd’hui. Si bien que les trois pays du Maghreb n’avaient d’autre choix, faute de marché suffisant, que de demander l’appui de l’État. Aujourd’hui, en comparaison avec d’autres pays méditerranéens plus développés, le septième art tunisien est plus encouragé par l’État que celui de l’Italie, qui fut pourtant l’un des plus grands cinémas du monde, et dont l’économie a été littéralement sinistrée par l’invasion des télévisions privées et par la domination hollywoodienne sur ses salles.
Si bien qu’avec des noms comme Ferid Boughedir, qui a été membre du jury des trois plus grands festivals mondiaux (Cannes, Venise et Berlin), Moufida Tlatli, qui fut longtemps présidente du Fonds Sud français destiné à financer toutes les cinématographies du Sud, ou Nouri Bouzid, sur lequel s’accumulent les thèses et les ouvrages d’études critiques, le cinéma tunisien semble paradoxalement, malgré sa minuscule production, plus connu à l’échelle internationale que la Grèce, dont on ne connaît guère que le célèbre Théo Angélopoulos, ou la Turquie où vient d’émerger le seul Nuri Bilge Ceylan.
Cependant, au Maghreb, c’est encore le cinéma marocain qui tire le mieux aujourd’hui son épingle du jeu en matière économique. En effet, le cinéma algérien, tout d’abord entièrement étatisé, puis presque abandonné par l’État, ne survit plus, à une ou deux exceptions près, que grâce à ses réalisateurs installés en France. En revanche, s’inspirant des modèles français et espagnol, qui financent leur activité cinématographique par des taxes télévisuelles, le cinéma marocain bénéficie depuis 1997 d’un fonds de soutien alimenté pour 5 % des recettes publicitaires de la télévision. Par comparaison avec le dispositif similaire tunisien qui reste budgétisé et « plafonné », le fonds « ouvert » marocain a ainsi permis une multiplication du nombre de films produits par trois et la révélation de nouveaux talents comme Fawzi Ben Saïdi, Nabil Ayouch ou Narjiss Nejjar, qui ont pris la relève, en étant à leur tour sélectionnés à Cannes ces deux dernières années. Une véritable émulation règne désormais entre les deux cinématographies soeurs. La 2e chaîne marocaine, 2M, a même coproduit plusieurs films tunisiens. Pour rattraper l’avance prise par le Maroc au niveau de l’accueil du tournage des films étrangers, le producteur tunisien Tarak Ben Ammar a créé près d’Hammamet les Studios Empire, où il a reconstitué « en dur » et à ciel ouvert les trois quarts de la Rome antique pour le tournage d’une longue série télévisée internationale sur les empereurs romains. Ayant déjà acquis les plus importants complexes de postproduction audiovisuelle en France (dont le laboratoire parisien LTC), Tarak Ben Ammar s’est vu concéder par l’État tunisien la rénovation du laboratoire cinématographique de Gammarth, qui va désormais sous le nom de LTC Tunisie proposer les prestations cinéma et vidéo pour le tournage de films étrangers. Rappelons que les dernières grandes productions tournées en Tunisie ont été Le Patient anglais en 1996 et Star Wars en 2000.
Par ailleurs, la télévision tunisienne accorde désormais un complément financier à tout projet obtenant la subvention du ministère de la Culture. Une aide qui a sensiblement augmenté à la suite de la décision de porter à 1 % du budget de l’État les ressources de ce ministère. Si bien que, fait sans précédent alors que la production annuelle était limitée à trois ou quatre longs-métrages, la 20e session des Journées cinématographiques de Carthage (du 1er au 9 octobre 2004), le célèbre Festival panafricain et panarabe de cinéma créé en 1966, va présenter pas moins de dix longs-métrages tunisiens dont Le Prince de Mohamed Zran, Baba Aziz de Nacer Khemir, Noces d’été de Mokhtar Lajimi, Nadia et Sara de Moufida Tlatli, La Fripe de Moez Kamoun, Elle et Lui de Elyes Baccar, La Danse du vent de Taieb Louhichi, Junun de Fadhel Jaïbi et La Villa de Mohamed Damak. Fait nouveau, ces cinq derniers titres ont été pratiquement financés localement sans aucune coproduction étrangère. Le dernier cité a déjà fait une sortie réussie en salles, permettant au cinéma tunisien de renouer, bien que de manière modérée, avec son public. En outre, Le Prince a déjà trouvé un distributeur en France, comme l’avait fait l’année précédente La Boîte magique de Ridha Behi.
Même s’il reste démuni face à d’autres cinématographies méditerranéennes et en attendant une réforme globale de l’audiovisuel, le cinéma d’auteur tunisien conserve dans ses meilleures oeuvres ce qui a fait sa marque de fabrique : être à la fois local et universel.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires