La croix et la bannière
Fondamentaliste et nationaliste, la frange conservatrice des chrétiens évangéliques a considérablement accru son pouvoir au cours des dernières années. Et dispose, en la personne de George W. Bush, d’un porte-parole de poids.
Au lendemain de la convention républicaine de New York, l’issue de la course à la Maison Blanche reste indécise. Politiquement, comme l’écrivait Joe Klein dans l’hebdomadaire Time daté du 19 juillet, donc après la convention démocrate, « l’élection se jouera sur l’Irak ». Mais la campagne 2004 aura été marquée par une particularité : l’importance de ce que ce même Time appelait, le 21 juin, le faith factor, « le facteur religieux ».
Religieuse, l’Amérique l’est profondément, et ce depuis l’arrivée des pèlerins du Mayflower en 1620. De nos jours, dix-neuf Américains sur vingt déclarent qu’ils croient en Dieu, et près de 60 % assistent à un service religieux au moins une ou deux fois par mois. Le président nouvellement investi prête serment sur la Bible. Ont toujours été élus des hommes qui associaient leurs convictions religieuses aux fonctions qu’ils exerçaient. Même les médaillés olympiques américains remercient le Seigneur. La nouveauté est l’importance qu’a prise dans la société et la vie politique américaines, en un peu moins de trente ans, une nébuleuse qui, selon la formule du professeur Jonathan Steinberg, de l’université de Pennsylvanie, dans le Financial Times du 29 juillet, est « une énigme pour les non-Américains » : les born again Christians. Ils sont à ce point particuliers qu’ils n’ont pas de nom généralement admis en français. Ce sont des « chrétiens qui ont vécu une seconde naissance ». On les appelle aussi en américain les evangelical Christians, ce que les uns, comme Le Monde, traduisent par les « chrétiens évangélistes » et d’autres par « chrétiens évangéliques ».
Juste à point pour éclairer ce phénomène vient de paraître un livre de la journaliste américaine Barbara Victor, intitulé La Dernière Croisade. Les fous de Dieu version américaine (voir encadré p. 22). « Le pouvoir des fondamentalistes chrétiens aux États-Unis s’est prodigieusement accru au cours de ces dernières années », a expliqué l’ex-ambassadeur d’Israël auprès des Communautés européennes, Avi Primor, dans une interview au Figaro du 5 juin. Pour lui, ils sont au nombre de 30 millions. En réalité, selon des sondages Gallup d’avril 2002 et janvier 2003 cités par Barbara Victor, on en compterait 80 millions, soit 35 % de la population totale.
Les chrétiens évangéliques ont bourgeonné en dehors de la communauté protestante traditionnelle. On trouve parmi eux des méthodistes et des pentecôtistes, des anabaptistes et des mennonites, comme des luthériens et des presbytériens. Et d’autres. Leur point commun est qu’ils croient à la vérité littérale de la Bible et au pouvoir rédempteur du Christ. La « renaissance », pour eux, intervient après une rencontre personnelle avec le Seigneur. Leurs croyances peuvent aller jusqu’à la caricature. Tom DeLay, leader de la majorité républicaine à la Chambre des représentants, explique très sérieusement la tuerie qui a eu lieu au lycée de Columbine, dans le Colorado, en avril 1999, par le fait que « notre système scolaire enseigne à nos enfants qu’ils ne sont que des singes améliorés qui ont évolué à partir d’une boue originelle ».
Mais ces croyances ont des conséquences politiques immédiates. Les born again Christians adhèrent ainsi au pacte abrahamique de la Genèse, où il est dit que Dieu légua aux descendants hébreux d’Abraham l’ancienne terre d’Israël. Ce retour des juifs en Terre sainte est la preuve que la prophétie biblique est en train de se réaliser, et le préalable au Second Avènement du Christ. Donc, Israël, c’est le grand Israël de la Bible qui va de l’Euphrate au désert du Sinaï. Ces convictions et le poids des évangéliques expliquent sans doute autant que le lobbying de l’Aipac (l’American Israel Public Affairs Committee) la politique de Washington au Proche-Orient.
À l’intérieur, les born again se veulent les gardiens de la libre morale. Ils sont prolife, autrement dit défendent les valeurs familiales et la conservation de la vie. Leurs bêtes noires sont l’homosexualité, le mariage gay (ils sont persuadés que l’homosexualité peut s’enseigner et même s’attraper) et, plus encore, l’avortement. Ce qui, selon un sondage Gallup de décembre 2003, n’empêche pas 99 % des adhérents du mouvement prolife d’être en faveur de la peine de mort.
La religion, cependant, ne jouerait pas un tel rôle dans la campagne 2004 si George Walker Bush n’avait pas rencontré Jésus. L’histoire a été racontée dans une émission de télévision de Raney Aronson, précisément intitulée The Jesus Factor, diffusée le 29 avril 2004 sur la chaîne américaine Public Broadcasting Service (PBS). Barbara Victor apporte quelques précisions.
L’instrument du Seigneur fut le révérend Billy Graham, qui, depuis 1951, « instillait la doctrine évangélique dans les médias ». L’été 1985, il était l’invité des Bush dans la propriété familiale de Kennebunkport, dans le Maine. À l’époque, les affaires pétrolières texanes de George W. périclitaient. Porté sur l’alcool, il buvait de plus en plus. Première conversation avec le révérend, un soir, près d’un feu de camp. « Le Seigneur, explique Bush, se reflétait si nettement dans la douceur et la bonté de son attitude qu’il déclencha un changement dans mon coeur. »
« Le lendemain, écrit Barbara Victor, deuxième entretien des deux hommes lors d’une promenade à Walker’s Point. C’est alors apparemment que le révérend planta la « graine de moutarde », la graine du Seigneur, dans l’âme de Bush Junior. « Il m’a conduit jusqu’au chemin, et je me suis mis à marcher, raconte Bush, et c’est alors que ma vie a commencé à changer. J’avais toujours été quelqu’un de religieux. J’allais régulièrement à l’église, j’ai même enseigné le catéchisme, j’ai été enfant de choeur. Mais ce week-end, ma foi a pris une nouvelle dimension. J’ai pris un nouveau chemin et, une seconde fois, voué mon coeur à Jésus-Christ. » »
En décembre 2000, après le recomptage des voix en Floride qui lui ouvrait les portes de la Maison Blanche, George W. eut une formule qui résumait à ses yeux la situation : « Dieu, me semble-t-il, voulait que je sois président des États-Unis. »
Intervention divine ou pas, ce sont les chrétiens évangéliques qui ont fait et défait les derniers présidents des États-Unis. Y compris le démocrate James Earl Carter : Time et Newsweek ont l’un et l’autre baptisé 1976, année de son élection, « l’année des évangéliques ». Mais le très religieux Carter a eu le tort de défendre les droits de l’homme et d’avoir à l’intérieur une politique « libérale » – d’être, en particulier, pour le « libre choix », c’est-à-dire favorable à l’avortement. Pis encore, pour résoudre l’interminable crise des otages à Téhéran, il s’est contenté de prier avec ses plus proches conseillers, à genoux dans le Bureau ovale, au lieu d’envoyer les marines, après l’échec du commando. La photo est parue en première page du New York Times. Carter aura eu une consolation en 2002 : le prix Nobel de la paix.
La droite chrétienne lui a opposé, en 1980, Ronald Reagan. L’ancien gouverneur de Californie croyait plus à l’astrologie qu’à la Bible, mais il était souple et ambitieux et, ancienne vedette d’Hollywood, il avait le talent d’un « grand communicateur ». Inspiré par un autre révérend, Jerry Falwell, il a su réciter des formules comme : « La rédemption n’est pas seulement la rédemption d’Israël, mais celle du monde tout entier, puisque la rédemption du monde dépend de celle d’Israël. » Sa dénonciation de « l’empire du Mal » appliquée à l’URSS, a fait, comme on sait, un malheur.
Son vice-président et successeur, George Herbert Bush, n’était pas lui non plus un born again pur et dur, simplement un épiscopalien. Lorsqu’un groupe d’évangéliques lui a demandé, lors de sa campagne de 1988, comment il s’y prendrait pour convaincre le Seigneur de l’admettre au Ciel, il a répliqué : « Je dirai simplement au Seigneur que je me suis bien comporté durant toute ma vie sur terre et que j’ai fait de mon mieux pour respecter ses enseignements. » Dans The Jesus Factor, son conseiller Doug Wead rappelle qu’il a quand même conquis la Maison Blanche sans le vote catholique, ni le vote juif, ni le vote latino, mais avec 82 % des voix évangéliques. À la même question sur l’admission au Ciel, son bien-pensant de fils a répondu : « Je sais que nous sommes tous des pécheurs, mais j’ai accepté Jésus comme sauveur. Je sais ce que cela signifie d’être avec Dieu. »
C’est évidemment une autre Amérique qui a fait élire et réélire Bill Clinton en 1992 et 1996 : « Les enfants du baby-boom, dit Barbara Victor, appréciaient son côté jeune, ambitieux et fun. » Et il y avait Hillary, « une femme accomplie, libérée, indépendante ». Mais, rappelle l’hebdomadaire The Nation, Clinton était suffisamment bon « communicateur », lui aussi, pour recueillir les deux fois 55 % des voix évangéliques. En 2000, Al Gore en a obtenu dix de moins. C’est probablement ce qui lui a fait perdre cette élection très serrée.
Dieu a toujours été associé de près à tous les aspects de la vie américaine. Pourquoi les born again Christians ont-ils pris une telle importance depuis vingt-cinq ans et, en particulier, depuis la fin de la guerre froide ? Voici l’explication de Barbara Victor : « Il y a deux événements cruciaux de notre histoire récente qui ont non seulement modifié la texture interne du pays, mais aussi amenuisé considérablement les chances d’un accord dans le conflit israélo-palestinien. Le premier de ces événements est survenu en 1979, quand des militants iraniens ont pris des Américains en otages à Téhéran. Le second, en 2001, quand des terroristes islamistes ont perpétré les attentats de New York et de Washington. Dans les deux cas, les coupables étaient des étrangers, ce qui réveilla le patriotisme de la droite chrétienne et du pays tout entier. De surcroît, les terroristes étaient musulmans, ce qui renforça la croyance évangélique que l’islam est et restera l’ennemi naturel des valeurs judéo-chrétiennes, tout en ralliant les laïcs au combat contre le nouveau Mal et la menace qu’il constitue pour les fondements de la démocratie. Quand à la communauté juive, elle a considéré que le terrorisme islamiste sur le sol américain n’était que le prolongement du combat mené par Israël depuis des décennies. »
L’affaire des otages de 1979 a aidé la droite chrétienne à faire élire Reagan en 1980. La victoire de George W. Bush en 2000 lui a permis de placer l’un des siens à la Maison Blanche. « Toutefois, poursuit Barbara Victor, c’est la tragédie du 11 septembre 2001 qui a renforcé son emprise sur la présidence et sur le pays, car elle a compris que, sous l’effet de la peur ou de la religion, la nation était soudain unie comme jamais. Dans les deux cas, le Bien fut identifié à tout pays ou toute personne attachés aux valeurs chrétiennes, tandis que l’islam devint l’incarnation absolue du Mal. »
L’auteur de La Dernière Croisade juge que « durant cette période où la peur du terrorisme a pris le pas sur presque toute autre considération », les « bravades » de Bush « séduisent plus que tout le coeur et l’esprit des chrétiens évangéliques et lui vaudront sans aucun doute en novembre 2004 d’être de nouveau élu à la Maison Blanche ».
Dans ce contexte, que peut bien faire le candidat démocrate John Kerry ? Comment collecter suffisamment d’indispensables voix évangéliques ? Pour l’hebdomadaire The Nation, qui est sans hésitation anti-Bush et pro-Kerry, la partie n’est pas perdue d’avance. Mais il ne faut pas fermer les yeux sur le fait que les évangéliques sont une réalité politique. Il faut profiter du très large éventail d’opinions que l’on trouve parmi eux, faire appel aux évangéliques freestyle, « non fanatiques », qui peuvent être contre l’avortement, mais aussi contre la guerre en Irak. Selon le professeur John Green, de l’Ohio, cité par Time, le clivage n’est plus aujourd’hui entre catholiques, protestants et juifs, mais à l’intérieur des différents cultes, entre « traditionalistes » et « modérés ». Les démocrates peuvent compter sur une base de militants solides à peu près aussi importante que les évangéliques républicains à tous crins. Mais les « traditionalistes » – ceux qui ne ratent pas un dimanche – sont beaucoup plus actifs politiquement que les « modérés » – les moins assidus à l’église. Ce sont ces derniers que Kerry et les démocrates doivent mobiliser.
John Kerry est lui-même un catholique pratiquant. Enfant de choeur quand il avait 11 ans, il a envisagé un instant d’être prêtre et, aujourd’hui encore, il va régulièrement à la messe. Mais la foi est pour lui une affaire personnelle qui ne doit pas influencer ses décisions politiques ou professionnelles. « Je n’affiche pas ma religion, a-t-il déclaré lors de la convention démocrate, mais la foi m’a apporté des valeurs et des raisons d’espérer qui ne m’ont pas quitté, du Vietnam à ce jour, de dimanche en dimanche. Je ne prétends pas que Dieu est de notre côté. Comme Abraham Lincoln, je prie humblement pour être avec ma nation aux côtés du Seigneur. »
Même pessimiste sur le résultat final, Barbara Victor estime que « John Kerry ne pouvait pas trouver de colistier présentant de meilleurs atouts que ce mélange unique de conscience sociale et de religion [qu’est John Edwards]. Les chrétiens évangéliques voient en John Edwards un des leurs et, bien qu’il soit populiste, un produit du Sud démocrate conservateur. Pour les laïcs, sa détermination à protéger les pauvres et les gens de la classe moyenne l’emporte sur son appartenance à l’évangélisme ».
Selon The Nation, la meilleure manière pour John Kerry et John Edwards de « combler le fossé de la religion » n’est donc pas de citer la Bible à tout bout de champ. Ils doivent eux aussi jouer « la carte de Dieu » – et s’attaquer aux problèmes de la vie quotidienne : la pauvreté, la justice sociale, l’environnement. Tout en rappelant que les républicains n’ont pas le monopole de la vertu. L’hebdomadaire cite une enquête d’un sénateur catholique démocrate de l’Illinois, Dick Durbin. Comme un prêtre lui avait reproché d’être prochoice, Durban a fait un bilan des votes de ses collègues démocrates au Congrès sur les problèmes évoqués à la Conférence américaine des évêques catholiques : non seulement l’avortement, mais la peine de mort, le salaire minimum, la concentration de la propriété des médias… Il a constaté qu’au total les sénateurs démocrates avaient plus voté dans le sens de la « réforme morale » réclamée par les évangéliques que les républicains. Et que celui qui avait le mieux voté de tous était un sénateur que les conservateurs accusent d’être « antireligieux » : John Kerry.
Et puis, il y a l’Irak…
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