Il était une fois les chiites

Éternels exclus du pouvoir dans un pays où ils sont majoritaires, les adeptes d’Ali s’imposent d’ores et déjà comme des acteurs clés à l’échelle nationale et régionale. Et tiennent peut-être leur revanche sur un passé particulièrement cruel.

Publié le 8 septembre 2004 Lecture : 11 minutes.

« La question chiite est l’avenir de l’Irak. » La formule de l’homme politique français Jean-Pierre Chevènement paraît de plus en plus pertinente depuis la chute du régime de Saddam Hussein et le soulèvement des provinces du Sud à l’appel d’un jeune et bouillonnant imam : Moqtada Sadr. Berceau du chiisme, avec les Lieux saints de Kerbala et de Nadjaf, le pays des deux fleuves n’a jamais réellement « appartenu » à la majorité confessionnelle qui le compose (plus de 60 % des 20 millions d’Irakiens). Des Ottomans aux nationalistes du Baas, en passant par l’intermède colonial britannique et la monarchie hachémite, les chiites irakiens ont été marginalisés et exclus du pouvoir. Facteur géopolitique essentiel dans l’une des régions les plus sensibles de la planète à cause des immenses réserves pétrolières qu’elle recèle, le chiisme irakien a déterminé l’attitude des pouvoirs successifs à Bagdad. Même les Américains en ont tenu compte pour concocter la liste du gouvernement après le transfert de souveraineté le 30 juin 2004. Le vice-président Salim Jaafari est un leader du parti Daawa, seule formation islamiste au monde d’obédience chiite. Le Premier ministre Iyad Allaoui doit en partie son poste au fait qu’il est issu de cette communauté.
L’avenir des chiites irakiens, intimement lié à celui de leur pays, sera déterminé par leur passé et leurs capacités à transcender les querelles de chapelle. Qui sont-ils ? Et pourquoi font-ils si peur ?Le siège de Nadjaf, qui abrite le mausolée d’Ali, quatrième calife de l’islam et objet d’adoration des chiites, a marqué l’actualité durant le mois écoulé. Moqtada Sadr avait refusé de désarmer sa milice et de répondre à la convocation de la justice du gouvernement provisoire. En réalité, le martyre de la Ville sainte avait commencé une année plus tôt.
Nadjaf, vendredi 29 août 2003. L’ayatollah Mohamed Baqer al-Hakim, président du Conseil suprême de la révolution islamique en Irak (CSRII) et fils de l’illustre Mohsin al-Hakim, célèbre marjaa (référence religieuse) des années 1960, assassiné en 1970 par Saddam Hussein, quitte la mosquée qui abrite le mausolée d’Ali. Il vient d’y accomplir son dernier prêche. Une voiture piégée, garée à quelques mètres de la sienne, explose. Outre l’ayatollah, une centaine de fidèles périssent dans l’attentat. Cet assassinat porte la marque d’el-Qaïda et de son chef opérationnel en Irak, le Jordanien Abou Moussab al-Zarqaoui. Ce dernier n’a jamais caché sa haine envers les chiites pour des considérations religieuses et à cause de leur refus de s’inscrire ouvertement dans la résistance à l’occupation. L’ayatollah assassiné collaborait avec les Américains, et son frère, Abdelaziz, faisait partie de l’Autorité provisoire désignée par la coalition. La disparition de Hakim est un tournant majeur dans l’après-guerre, car elle bouleverse le fragile équilibre de la représentation politique de la communauté. La nature ayant horreur du vide, c’est Moqtada Sadr, un jeune imam trentenaire, qui incarnera désormais l’identité chiite aux yeux de millions d’Irakiens. Un an après cet attentat, le 29 août 2004, Nadjaf est meurtrie. Les affrontements entre les forces de la coalition et l’Armée du Mahdi durant la seconde quinzaine du mois d’août ont ravagé une grande partie de la Ville sainte. Les blindés américains sont positionnés à moins de 100 mètres du mausolée d’Ali. Nadjaf renoue, treize ans après les massacres commis par la Garde républicaine de Saddam Hussein, avec le martyre, une notion dont se nourrit la foi chiite. La bataille a coïncidé avec l’absence de l’ayatollah Ali Sistani, marjaa de Nadjaf, parti se soigner dans une clinique londonienne quelques jours plus tôt. Les uns y verront un signe mystique, les autres un simple hasard du calendrier. Comment un imam de 30 ans a-t-il pu supplanter le clergé, très influent au sein de la communauté chiite et qui prônait le dialogue avec les Américains, et appeler avec succès à l’insurrection armée ? Qui est Ali Sistani, dont le simple retour à Nadjaf, le 26 août, a fait taire aussitôt les armes et qui a réussi à imposer aux deux parties un cessez-le-feu ? Pourquoi le martyre de Nadjaf est-il plus sensible que celui de Fallouja, quotidiennement bombardée par l’aviation américaine ? Quel est le poids réel de la communauté dans l’Irak de l’après-Saddam Hussein ? Qui est Moqtada Sadr et quel est son avenir politique ?
Hormis un bref intermède au Xe siècle, quand la Basse-Mésopotamie fut rattachée à la dynastie perse bouyide, d’obédience chiite, le pays qui abrite les Lieux saints du chiisme, Kerbala et Nadjaf, et dont la majorité de la population est chiite, a de tout temps été dirigé par la minorité sunnite.
Au début du siècle dernier, les chiites irakiens étaient principalement composés d’éleveurs nomades et d’agriculteurs sédentaires sans pour autant être dépourvus d’élite. Une élite produite par les trois hawza originelles, celles de Nadjaf, Kerbala et Qadhimiya (à Bagdad). Plus qu’une école, moins qu’un courant de pensée, la hawza est une sorte de système éducatif mêlant théologie, grammaire, algorithme et rhétorique. Le prestige d’une hawza dépend de la qualité des ayatollahs qu’elle produit et du nombre de marjaa qui en sortent. La plus prestigieuse est celle de Nadjaf, pour avoir eu comme disciples un certain Ruhollah Khomeiny, ou son maître à penser, l’ayatollah Mohamed Baqer Sadr. Le premier devint le guide de la Révolution qui donna le pouvoir à la communauté chiite en Iran, en 1979, le second, assassiné par Saddam Hussein le 8 avril 1980, créa la première organisation politique chiite : la Daawa islamiya (l’Appel islamique).
Créée en 1958, la Daawa de Mohamed Baqer Sadr est aux chiites ce que l’association des Frères musulmans, de l’Égyptien Hassan al-Banna, est aux sunnites : une organisation qui prône une réislamisation de la société pour créer les conditions d’un retour aux sources de l’islam et asseoir l’autorité d’un imam (un calife pour les sunnites). Ses objectifs sont transnationaux, dans la mesure où le pouvoir de l’imam doit s’étendre à toute la communauté chiite dans le monde.
Mohamed Baqer Sadr a créé la Daawa en réponse à deux menaces : celle du Parti communiste irakien (PCI), qui recrutait au sein même des familles des dignitaires religieux de Basra, et celle du courant laïc incarné par le Baas de Michel Aflak. Le parti Daawa voit le jour au moment où des officiers nassériens renversent la monarchie hachémite, mettant le pouvoir à la portée du PCI. La direction du parti chiite échoit à un triumvirat d’ayatollahs, le Conseil des faqih, dirigé par l’ayatollah Qadhem al-Haeri, aujourd’hui installé à Qom l’iranienne et qui est l’ayatollah de référence pour Moqtada. Le parti élabore une stratégie en quatre phases : prosélytisme, confrontation directe avec le pouvoir en place, instauration d’une République islamique en Irak et, enfin, libération de la Oumma, l’ensemble de la communauté islamique. Le parti agit évidemment dans la clandestinité, ce qui protège sa direction, dans un premier temps, de la répression du régime.
Le 17 juillet 1968, une des sombres prédictions de Mohamed Baqer Sadr se concrétise avec l’arrivée au pouvoir du Baas. Le clergé chiite est le premier à en pâtir avec l’exécution, en 1970, de Mohsin al-Hakim. En 1974, Saddam Hussein n’est pas encore à la tête du pays, mais il dirige déjà la répression. C’est lui qui décide de l’exécution de quatre dirigeants de la Daawa. Le parti est alors scindé en deux courants contradictoires : le premier regroupe les tenants du quiétisme, une attitude attentiste qui interdit aux militants toute action violente visant à destituer le gouvernant, lequel doit changer par des moyens pacifiques. Toute entreprise mettant en danger son auteur ou la communauté est strictement prohibée. Ce courant a été longtemps dirigé par Abou al-Qassem Khoï, un marjaa iranien de Nadjaf et l’un des rares grands ayatollahs à être mort de vieillesse. Mais son fils, l’ayatollah Abdelaziz, sera sauvagement assassiné, le 10 avril 2003, dans l’enceinte du mausolée d’Ali, à Nadjaf, de 72 coups de couteau. Les auteurs du meurtre ? Les Américains désignent sans hésitation Moqtada Sadr, et c’est sous ce motif qu’en février et août 2004 ils tentent de l’arrêter et de désarmer sa milice. Chacune de leurs tentatives provoque l’embrasement des provinces du sud de l’Irak.
Autre tenant du quiétisme : l’ayatollah Ali Sistani. Cet Iranien septuagénaire doit sa fulgurante ascension dans le clergé irakien à la disparition du père de Moqtada, en février 1999. Il incarne la quintessence du quiétisme. Sistani sort rarement de sa maison de Nadjaf, au coeur de la hawza qu’il dirige et se confine dans un mutisme qui donne à ses rares sorties publiques une aura messianique. Il n’a jamais appelé à l’insurrection armée contre les Américains, mais ne leur a jamais accordé le statut d’interlocuteur, leur préférant les Nations unies. Moqtada n’a pas plus de chance avec lui. Les tentatives du jeune imam d’être reçu n’ont pas eu plus de succès que celles émises par Paul Bremer, du temps de sa splendeur de proconsul.
Le second courant de la Daawa est né dans le sillage de la Révolution islamique en Iran. Ses tenants estiment trop longue la première phase de la stratégie du parti (la réislamisation de la société). Il préconise le passage à la confrontation politique et opte pour les opérations suicide, pour le martyre comme quintessence de la foi. Ce courant a bénéficié de l’apport du fondateur du mouvement, Mohamed Baqer Sadr, qui, soit dit en passant, est non seulement le père spirituel de l’imam Khomeiny (c’est lui qui lui inspira le recours à la notion de Velayat al-Faqih, qui accorde à l’imam un pouvoir absolu en matière de gestion de la cité et de la communauté), mais aussi le rédacteur de la Constitution iranienne.
Sadr a décidé de changer de stratégie après le putsch, le 17 juillet 1978, au sein du Baas, qui propulse Saddam Hussein sur le devant de la scène. La confrontation débute le 1er avril 1979 quand Sadr appelle à une grève générale. La réponse de Saddam est terrible. De cette confrontation, la Daawa sort affaiblie. Autant par les coups de boutoir de la répression que par la division entre quiétistes et radicaux. L’assassinat du fondateur du parti « achève » le mouvement.
Comme tant d’autres, l’histoire des chiites bégaye, et les querelles de succession font disparaître peu à peu la Daawa du paysage politique irakien. C’est le neveu de l’imam Sadr, Mohamed Sadiq Sadr, père de Moqtada, qui lui succède. La Mecque des chiites n’est plus Nadjaf mais Qom, Ville sainte iranienne, où se sont exilés les persécutés de la Daawa. Parmi eux, un certain Mohamed Baqer al-Hakim.
L’ayatollah Hakim crée, le 17 novembre 1982, le Conseil suprême de la révolution islamique en Irak (CSRII), branche révolutionnaire de la Daawa, fort d’une milice de 15 000 hommes (la brigade Badr) formée et encadrée par les Pasdarans, les gardiens de la Révolution islamique iranienne. Mais la création du CSRII intervient en pleine guerre Irak-Iran durant laquelle les chiites irakiens font passer leur arabité avant leur particularisme religieux. Autrement dit, ils préfèrent le laïc Saddam à l’expansionnisme perse. C’est pourquoi Mohamed Baqer al-Hakim a longtemps été suspect aux yeux des chiites irakiens, qui lui reprochent sa trop voyante allégeance à Téhéran, ainsi que sa fidélité, souvent réitérée, à l’ayatollah Ali Khamenei, guide suprême de la Révolution iranienne. Le discrédit de Hakim s’accentue quand il recommande aux instances de CSRII de rejoindre le Congrès national irakien (CNI), regroupant l’opposition irakienne à l’étranger et parrainé par Washington. Hakim ira jusqu’à proposer aux Américains de mettre à leur disposition la brigade Badr. Refus poli du Pentagone qui se méfie des accointances de l’ayatollah avec le clergé iranien.
En janvier 2003, l’attaché au Conseil national de sécurité des États-Unis, Zalmay Khalilzad, annonce au CNI la volonté de l’administration Bush d’administrer l’Irak durant une période indéterminée, après la chute de Saddam Hussein. Hakim promet une vive résistance si les Américains mettent à exécution leur projet d’occupation de l’Irak. Non seulement il n’en fera rien, mais, depuis son retour d’exil, en mai 2003, ses prêches privilégient le dialogue avec l’occupant. Tout cela apporte de l’eau au moulin de son principal rival, Moqtada Sadr.
À 30 ans, Moqtada est trop jeune pour revêtir les habits d’un chef religieux. Il tire sa légitimité de son ascendance et du fait qu’il n’a jamais quitté l’Irak. Même au plus fort de la répression. Son père, Mohamed Sadiq, a été assassiné sur les ordres d’Oudaï Hussein, le 19 février 1999, pour avoir osé défier le raïs en appelant à la suspension de la prière du vendredi en signe de deuil et de protestation tant que durera le régime de Saddam Hussein. Moqtada incarne aujourd’hui la résistance intérieure qui ne s’est jamais compromise avec une puissance étrangère. En 2003, sur un simple appel à la création d’une armée baptisée Jaysh al-Mahdi, l’Armée du Mahdi, le douzième imam occulté, Moqtada a réussi à mobiliser plus d’un million de chiites irakiens. Ses hommes contrôlent une grande partie de Bagdad, notamment l’immense township Sadr city. L’audience du jeune Moqtada va grandissant. Des dizaines de milliers d’Irakiens sont prêts à mourir pour lui. Après avoir tenu tête aux Américains autour du mausolée d’Ali, Moqtada accepte de le quitter après l’intervention, le 27 août, de Sistani. Argument du grand ayatollah : il faut préserver le mausolée des bombardements de la coalition. L’accord préconisé par Sistani prévoit la transformation de l’Armée du Mahdi en parti politique, Moqtada devant se préparer aux futures élections générales prévues en janvier 2005. Sistani a pu arracher une concession à l’inflexible Iyad Allaoui : l’abandon des poursuites judiciaires engagées contre Moqtada dans le cadre de l’assassinat de l’ayatollah Abdelaziz al-Khoï.
En évoquant la résistance à l’occupation américaine, les commentateurs parlent du triangle sunnite : Ramadi- Bagdad-Tikrit. Pourtant, bien que siège du pouvoir central, Bagdad n’a jamais été à majorité sunnite. N’abrite-t-il pas le mausolée de Moussa al-Qadhem, septième imam pour les duodécimains que sont les chiites irakiens ? En outre, les chiites sont majoritaires en Irak, hormis dans le Kurdistan (qui compte néanmoins quelques milliers de failis, chiites kurdes). Baqouba vit quotidiennement des opérations antiaméricaines, et peu d’observateurs relèvent qu’il est sous le contrôle de milices chiites. Dire de Fallouja que c’est une ville sunnite est également aberrant. Car la résistance n’est ni sunnite ni chiite, mais irakienne, essentiellement d’obédience islamiste. Et quelles que soient ses déclinaisons, le chiisme irakien n’a qu’un seul objectif : l’instauration d’une République islamique. La volonté de revanche sur l’histoire qui habite chaque chiite irakien est un véritable cauchemar pour le grand voisin du sud (500 000 chiites saoudiens sont marginalisés et interdits de pratiques religieuses spécifiques) ou pour le roi de Bahreïn, dont les sujets sont à 70 % chiites. L’implosion de l’Irak en trois États (chiite, sunnite et kurde) est un scénario qu’écarte le clergé irakien. Son objectif ne se limite pas à la création d’une République islamique avec Bagdad pour capitale, qui n’est qu’une simple étape, mais l’avènement d’un imam à la tête de l’ensemble de la Oumma. En attendant le Mahdi.

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