Ecrire après la guerre

En dépit des difficultés de l’édition, une nouvelle génération d’auteurs décomplexés renouvelle la création romanesque. Tour d’horizon.

Publié le 7 septembre 2004 Lecture : 6 minutes.

Le 8 septembre s’ouvre à Alger le IXe Salon international du livre. L’occasion de prendre la température de la création littéraire après dix ans de terrorisme, d’assassinats et d’exils. Aujourd’hui, une nouvelle génération d’auteurs, jeunes, ambitieux et décomplexés, semble avoir trouvé sa voie. Des problèmes persistent : « L’écriture et l’édition restent des domaines sauvages qui survivent en dehors de toute aide ou subvention, explique un journaliste. Les écrivains sont en marge. On ne peut pas parler de tendances. Il y a seulement des gens qui tentent de sauver la littérature. » Mais si aujourd’hui on ne peut toujours pas vivre de sa plume en Algérie, au moins, on n’en meurt plus.
Signe encourageant : les problèmes d’impression, de diffusion et de distribution des livres n’ont pas empêché la création de maisons d’édition innovantes. On peut en citer trois, moteurs de la vie littéraire algérienne. Marsa, créée en 1996 et pionnière avec son excellente revue Algérie littérature action. L’association El-Ikhtilef, née en 1997, qui édite une revue et publie des livres en arabe à faible prix. Et enfin, Barzakh, créée en 2000, véritable tête chercheuse qui se place volontairement à l’avant-garde et a développé des coéditions avec L’Aube, en France. Elle a découvert Habib Ayyoub, couronné par le prix Mohamed-Dib 2004 pour son magnifique roman C’était la guerre, et révélé Mustapha Benfodil, 36 ans, sacré meilleur romancier algérien lors du premier Festival du roman algérien (mai 2004), pour son roman-fleuve Les Bavardages du seul. Analysant cette distinction, Benfodil expliquait au journal Liberté : « Je vois dans ce prix une sorte de passerelle entre la production littéraire contemporaine et la critique classique cantonnée, durant plusieurs années, aux oeuvres des pères fondateurs : Mouloud Mammeri, Mohamed Dib, Kateb Yacine, Mouloud Feraoun, Assia Djebar… et qui n’est pas allée au-delà des Rachid Boudjedra, Rachid Mimouni, Tahar Djaout, Yasmina Khadra, Ahlam Mosteghanemi et autres Waciny Laredj, pour ne citer que les stars. Il me semble que pour la génération qui a commencé à publier autour de l’an 2000, il y a eu comme une rupture avec l’establishment universitaire. »
Les nouvelles maisons d’édition permettent aux auteurs algériens d’être publiés dans leur pays. Pour le moment, le passage par la France demeure nécessaire pour être reconnu. Les auteurs édités dans l’Hexagone sont plus lus que leurs compatriotes. Certains sont devenus des phénomènes d’édition, comme Yasmina Khadra, dont la trilogie policière (Morituri, Double blanc, L’Automne des chimères) dénonçant l’intégrisme et la mafia politico-financière a rencontré un vif succès en France. D’autres écrivains sont, à l’image du journaliste Y.B., 36 ans, des comètes éditoriales. Après un triptyque algérois sorti chez Lattès (Comme il a dit lui, L’Explication, Zéro mort), son livre Allah superstar (Grasset) a créé l’événement grâce à son ton provocateur. D’autres jeunes plumes algériennes s’aiguisent dans les « grandes » maisons de la capitale. Salim Bachi, né à Alger en 1971, a publié deux romans très remarqués chez Gallimard. Arrivé en France en 1997, son premier livre, Le Chien d’Ulysse, sort en 2001. Il y raconte dans un style lyrique la journée d’un étudiant algérien, le 29 juin 1996, quatre ans après l’assassinat du président Mohamed Boudiaf. Salim Bachi évoque l’histoire de l’Algérie, de l’époque numide à aujourd’hui. Son second roman, La Kahéna, balaie la période 1900-1988. « Quand j’ai quitté mon pays, le paysage éditorial algérien était sinistré. J’ai écrit mon roman en France, donc je l’ai envoyé de manière très naturelle à des maisons françaises. Mais aujourd’hui, les choses bougent en Algérie », explique-t-il. D’autres écrivains algériens se sont fait une place confortable sur les rayonnages des librairies françaises. C’est le cas d’Anouar Benmalek, d’Assia Djebar, de Rachid Boudjedra ou encore d’Abdelkader Djemaï. Ces derniers sont « bien installés dans le paysage culturel » et font presque figures de vétérans à côté des jeunes qui poussent leur plume côté algérien. Car si en Algérie on ne peut pas encore parler de quantité, on peut en revanche parler de qualité. Les trentenaires sont les fils de la décennie sanglante. Dans Les Oranges, Aziz Chouaki, né en 1951 et arrivé en France en janvier 1991, écrit : « En ouvrant la fenêtre de mes sens, j’ai vu l’atrocité de la foi quand elle perd la boule. À coups de couteaux, à coups de haches, la nouvelle conversation à l’algérienne. Premières cibles : les intellectuels et les écrivains, un par un, ça va pas non ? » Non, ça ne va pas. Tahar Djaout, écrivain, deux balles dans la tête. Youcef Sebti, poète, égorgé. Abdelkader Alloula, dramaturge, tué par balles… Ces années terribles nourrissent des écrits comme Maintenant ils peuvent venir, le texte d’Arezki Mella, qui scrute avec angoisse la montée de l’intégrisme et son dénouement dramatique. « Nous parlerons longtemps de la mort, désormais notre vie de tous les jours. » Un va-et-vient entre la réalité et la fiction que l’on retrouve dans plusieurs ouvrages. Yasmina Salah, 38 ans, auteur de La Mer du silence (éditions El-Ikhtilef), explique comment elle est venue à l’écriture : « J’habitais dans un quartier très chaud ; chaque soir il y avait des accrochages, des bruits de rafales. Un jour, j’en ai eu marre, j’ai acheté une vieille machine à écrire. Je me suis mise à taper sans arrêt toutes les nuits pour couvrir le bruit des balles… C’est comme ça qu’est venu le roman. »
Autres points communs de cette génération : la liberté de ton et l’absence d’autocensure. Religion, sexualité, couple, armée, politique… Ils abordent tous les thèmes sans fausse pudeur. Ils dénoncent par la dérision ou le pamphlet la situation actuelle du pays. Le précurseur en la matière est Boualem Sansal, 55 ans. Le Serment des barbares, premier roman de ce fonctionnaire du ministère de l’Industrie, est une satire impitoyable du régime. « Boualem Sansal est l’un des premiers à avoir voulu donner une qualité littéraire à des événements récents », analyse Salim Bachi.
Cette nouvelle génération, où de belles voix féminines s’affirment (Yasmina Salah, Maïssa Bey, Leila Marouane pour ne citer qu’elles), a aussi la particularité d’être bilingue. Après trente ans d’arabisation, certains choisissent d’écrire en français comme Mustapha Benfodil ou Sofiane Hadjhadj (34 ans, auteur et cocréateur des éditions Barzakh). D’autres, comme Amin Zaoui, passent du français à l’arabe. « Cette nouvelle génération se fiche du conditionnement idéologique des années 1970 et 1980 pendant lesquelles il fallait écrire en arabe pour soi-disant rendre compte de la réalité algérienne. Ils font passer leurs choix esthétiques avant tout », indique Salim Bachi. Une génération qui a aussi intégré sans complexe les influences occidentales, sans renier les aînés. Ce mélange des cultures et des genres se retrouve dans l’écriture. Certains auteurs ont développé leur propre « langue ». Aziz Chouaki mélange l’argot algérois, l’arabe et le kabyle dans ses textes en français. Il invente des mots et des expressions. Dans L’Étoile d’Alger, son héros, Moussa, apprenti Michael Jackson, vit dans un « quatorze-dans-trois-pièces » et regarde, impuissant, croître l’islamisme. « Sourires barbelés », « regards crans d’arrêt », « coeurs décapsulés », les jeunes s’ennuient et, de guerre lasse, se tournent vers la religion. « Dans la cité, les jours se déclinent ainsi, égaux d’ennui, de dégoûtage, déchiquetant avec soin le satin de la peau des rêves. » Écrire en Algérie aujourd’hui, est une façon de combattre cette situation délétère. Les jeunes écrivains devraient se retrouver dans cette phrase d’Arezki Mellal : « J’écris pour trouver un pays qui n’existe pas encore. »

À lire, deux recueils de textes : Les Belles Étrangères, 13 écrivains algériens, L’Aube/Barzakh, 2003, 185 pp., 15 euros. Paroles d’Algériens, écrire pour résister dans l’Algérie du XXe siècle, dirigé par Waciny Laredj, Le Serpent à plumes/Arte éditions/Institut du monde arabe, 2003, 218 pp., 12 euros.

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