Les Maghrébins et le sexe

Les jeunes n’hésitent plus à s’exprimer librement sur un sujet encore considéré comme tabou par leurs aînés. Mais derrière les discours, quelle réalité ?

Publié le 6 août 2007 Lecture : 6 minutes.

C’est l’histoire d’une journaliste qui, pour les besoins d’une enquête sur la sexualité, demande à des inconnus dans les rues d’une capitale du Maghreb s’ils accepteraient de répondre à quelques questions. Sous le couvert de l’anonymat bien sûr. Manque de chance, elle tombe sur un policier en civil qui, outré de son audace, veut l’emmener au poste. Motif ? « Atteinte à l’ordre public. » Même dans les pays considérés comme les plus avancés du monde arabe sur le plan des moeurs, la h’chouma (pudeur, pudibonderie, ce qui ne se fait pas) règne sur la sexualité des hommes et des femmes. Ou, à tout le moins, sur le discours qui l’accompagne. D’Alger à Tunis, en passant par Casablanca et Nouakchott, le silence sur les pratiques sexuelles, particulièrement celles réputées « déviantes » (rapports hors mariage, homosexualité, etc.), renforce la position des conservateurs, qui ont tendance à confondre la liberté sexuelle et la pornographie qui régnerait en Occident. Mais une partie de la population, fortement influencée par la présence accrue du sexe dans la publicité, n’hésite plus à s’exprimer sans fard. Les médias qui se veulent modernes s’y mettent également. L’hebdomadaire marocain Tel Quel, certains forums Internet spécialisés ou encore les sites de rencontre évoquent ouvertement les enjeux de l’amour charnel : virginité, mariage, homosexualité, orgasme

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Assiste-t-on pour autant à une libération des moeurs ? Doit-on se réjouir de la fin des interdits liés au rigorisme moral, aux traditions et à une certaine conception de la religion ? Les langues se sont certes déliées, mais qu’en est-il réellement des comportements intimes ?
Les études sur le sujet sont rares. Pendant longtemps, les tabous et les pressions sociales ont découragé toute recherche sérieuse en la matière. Mais les choses commencent à changer. Des enquêtes sociologiques et psychologiques menées au Maroc, en Tunisie et dans une moindre mesure en Algérie et en Mauritanie apportent des éclairages précieux sur l’évolution des moeurs.

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Des adolescents sans complexe

« Une grande partie de notre jeunesse s’inspire de ce qui se passe en Occident. Il existe une nette tendance à l’uniformisation des valeurs et des comportements », explique le professeur Abdelmajid Zahaf, président de l’Association tunisienne de lutte contre le sida et les autresmaladies sexuellement transmissibles (MST). De l’avis de nombreux spécialistes, les nouveaux médias comme Internet ont sensiblement influencé la perception de la sexualité parmi les jeunes Maghrébins et les ont même familiarisés avec l’univers de la pornographie. « L’âge du premier rapport sexuel a nettement diminué en Tunisie, affirme Zahaf. Je rencontre énormément de jeunes qui ont leur premier rapport à l’âge de 16 ans pour les garçons et, aussi étonnant que cela puisse paraître, à 17 ans pour les filles. Lesquelles se soucient moins de leur virginité que leurs aînées. » « Aujourd’hui, les adolescents se posent beaucoup de questions et parlent de sexualité entre eux sans h’chouma », constate le docteur Madani, gynécologue à Alger.
Interrogée sur l’influence de la pornographie chez les jeunes, Lamia, une lycéenne tunisienne de 17 ans, répond crânement : « Du porno ? Bien sûr, avec mes copines on a déjà visité des sites sur le Web. » Quant à sa propre sexualité, elle affirme la vivre sans complexe : « J’ai attendu d’être prête pour ma première fois. J’avais 15 ans. » D’autres, qui préfèrent encore attendre avant de passer à l’acte, reconnaissent pratiquer la fellation pour « satisfaire » leur partenaire sans perdre leur virginité.
Cette relative précocité des relations sexuelles chez les adolescents traduit parfois une carence affective du milieu parental ou un besoin de se valoriser. D’après les chercheurs, les adolescentes actives sexuellement avant l’âge de 16 ans, présentent davantage de symptômes dépressifs et sont moins motivées à l’école que celles n’ayant pas encore découvert l’amour. Un diagnostic qui fait sourire Karima et Myriam, deux lycéennes marocaines. « Ils n’ont rien trouvé de mieux pour nous faire peur ! J’ai eu mon premier rapport sexuel l’année dernière, et je me porte très bien », répond Myriam, 16 ans. « De toute façon, je vais me faire recoudre l’hymen avant mon mariage. Mon futur mari n’y verra que du feu », fanfaronne Karima, jeune fille issue d’une famille de Fès.
Chez les jeunes hommes, les pratiques restent les mêmes. On vit encore souvent sa première fois avec une employée de maison (pour les plus aisés) ou une prostituée. Bien que moins répandue qu’auparavant, le second mode d’initiation concernerait aujourd’hui près d’un homme sur cinq1 dans le royaume chérifien. Pour les Tunisiens, la partenaire du premier rapport reste, dans 47 % des cas², une « professionnelle ». Quant aux parents, beaucoup ignorent tout des activités sexuelles de leur progéniture, constatent les spécialistes. D’autres font semblant de ne rien voir.

Une sexualité à deux vitesses

Au regard de ces nouveaux comportements, peut-on parler de révolution sexuelle ? « Non, tranche le docteur Madani. Pour certains jeunes issus des milieux favorisés et fortement influencés par le monde occidental, c’est le cas. Mais pour beaucoup de Maghrébins, la misère sexuelle reste la norme. Ce qui se passe aujourd’hui s’apparente davantage à une révolution virtuelle. » La plupart des jeunes vivent, en effet, leur sexualité uniquement, ou presque, sur Internet. « Tous les jours, des ados se cachent dans mon établissement pour surfer sur des sites pornos, explique le patron d’un cybercafé à Nouakchott. Je ferme les yeux, c’est la jeunesse »
Aujourd’hui, il existe ainsi, au Maghreb, une sexualité à deux vitesses. La première, que l’on retrouve généralement dans des milieux défavorisés, reste étroitement liée aux traditions. Chez les familles plus conservatrices, le sexe est encore tabou. Et à l’école, les enseignants préféreront parler de reproduction plutôt que de sexualité. « Les pulsions sont prisonnières du discours religieux et moral », précise Farid, professeur à Alger. Au risque de provoquer parfois frustrations et schizophrénie chez des hommes qui dénoncent la « décadence » du monde occidental tout en l’enviant secrètement.
Dans les milieux favorisés des grandes villes maghrébines, la sexualité est en revanche en phase de libération accélérée. Certains vont jusqu’à expérimenter des pratiques audacieuses. « Ils veulent ressembler aux stars occidentales. Et n’hésitent pas à les imiter dans leurs excès comme, par exemple, les chanteuses américaines Madonna et Britney Spears s’embrassant en public devant les caméras de télévision », explique un surveillant du lycée français de La Marsa dans la banlieue nord de Tunis. Pour tous ces jeunes, le sexe est un sujet banal. Ils en parlent d’ailleurs très crûment. « Je ne fais pas l’amour, je baise ! J’ai commencé à 13 ans. Aujourd’hui, j’en ai 16 et je suis déjà blasé », raconte un élève de terminale du lycée René-Descartes de Rabat. La chair est déjà triste, hélas

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Les spécialistes se montrent plus inquiets. La précocité des rapports favorise une propagation des MST dont les adolescents ignorent souvent les risques. Au Maghreb, les tranches d’âge les plus atteintes par le virus du sida sont des jeunes âgés de 15 à 30 ans. « Pour beaucoup d’ados algériens, les films pornographiques diffusés sur les chaînes satellitaires constituent leur seule référence. Les professionnels de la santé eux-mêmes éprouvent un malaise quand ils doivent parler de sexualité avec les adolescents », souligne le docteur Madani.
La gêne est la même en Mauritanie. « Dans notre société halpulaar [communauté négro-africaine, NDLR], c’est un sujet tabou. Je ne peux pas en parler avec mes parents », explique Abdoulaye, lycéen. Idem au Maroc. Selon la sociologue Soumaya Naamane-Guessous, rares sont les enfants qui ont droit à des rudiments d’éducation sexuelle. « Au sein des familles marocaines, l’éducation chez la fille se résume aux interdits : « Ne touche pas à ton corps ! », « Méfie-toi des hommes ! », etc. Ce qui n’est pas sans entraîner, plus tard, une absence totale de dialogue chez les couples adultes.
Selon une enquête1, 70 % des Marocains et 77 % des Marocaines se disent insatisfaits au lit. Seulement 23 % des Marocaines interrogées disent avoir de bons rapports sexuels avec leurs conjoints et connaître l’orgasme. Kenza (41 ans) regrette, elle, que son conjoint ait du mal à en parler « à cause de son éducation très puritaine. Mais les choses changent. Si l’homme n’est pas performant, on le lui fait savoir », renchérit-elle, affichant son droit au plaisir. Un discours qui dérange encore dans le royaume. Seuls 55 % des hommes et 46 % des femmes ayant participé au sondage se sont exprimés spontanément sur le sujetÂÂ En Tunisie, l’étude du docteur Fakhreddine Haffani portant sur la sexualité des hommes² arrive à la même conclusion. En Algérie et en Mauritanie, il n’existe aucune base de données statistiques satisfaisante. Signe que les tabous ont encore de beaux jours devant eux !

1. Étude menée en 2006 au Maroc par le cabinet Harris Interactive pour le compte des laboratoires Pfizer.
2. Étude menée en 2003 par le professeur Fakhreddine Haffani sur la sexualité des hommes tunisiens.

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