Une crise de la démocratie

Publié le 6 juin 2005 Lecture : 5 minutes.

Le mot d’Alain Madelin était terrible et avait fait le tour des capitales : « Il y a vingt ans, l’Europe avait peur des soldats soviétiques. Aujourd’hui, elle a peur des plombiers polonais. » Terrible, mais, comme toute caricature, plus vraie que la vérité. Une petite histoire explique parfois la grande. Le vote-séisme du 29 mai a confirmé le diagnostic, accentué par la poussée participative des derniers jours. Selon plusieurs experts, celle-ci aurait dû traduire une ultime mobilisation des partisans du oui. Elle a achevé en hallali l’attaque massive déclenchée par ceux du non, jusqu’à ce scrutin à la fois révélateur et exutoire de toutes les insatisfactions, sanction globale d’une politique qui dénonce un prétendu ultralibéralisme, mais n’est ni interventionniste ni libérale, gérée au coup par coup selon les opportunités du moment et les soubresauts de l’actualité.
Quand bien même jugerait-on qu’elle s’est trompée de cible et de combat, on comprend l’ampleur de cette rébellion de la « France d’en bas », s’il est vrai que même Jean-Louis Borloo, le ministre des Affaires sociales, estime à huit millions le nombre de Français en situation précaire. Dans cette explosion « rageuse » de mécontentements longtemps accumulés, Jack Lang a vu, non sans raison, les signes d’un second Mai 68, où la fracture générationnelle des manifs de lycéens est venue aggraver cette « fracture sociale » que Jean-Pierre Raffarin avait pour mission prioritaire de colmater. Cinglant échec d’une politique de proximité : jamais une fraction aussi importante du pays réel n’a été aussi éloignée de la France des institutions et des pouvoirs. Dans une Europe qui s’élargit et par crainte de cet élargissement, elle a pris délibérément le risque de se recroqueviller sur elle-même. Peu suspect d’excès de langage, le Pr René Rémond, président de la Fondation des sciences politiques, en fait le constat sévère : « Nous sommes dans une situation boutiquière où l’on en est à défendre son bout de gras. »
Il est inutile de revenir ici sur les motivations de cette France du refus, chamboulée dans ses profondeurs par une triple mutation à la fois nationaliste, individualiste et populiste. Elles étaient longuement décrites dans notre présentation du rapport prémonitoire du groupe Camdessus sur le déclin français (J.A.I. n° 2315, 22-28 mai 2005) et ont été abondamment commentées depuis la sombre soirée du 29 mai.
La dégradation de la situation économique et sociale arrive en tête des explications. Comme l’avait pressenti Josep Borrell, le président du Parlement européen, « il n’y a pas de malaise français à l’égard de l’Europe, il y a un malaise français tout court ». Jacques Chirac lui-même, après avoir exprimé son « chagrin de tant d’humeurs et de pessimisme » chez les jeunes qui l’avaient interrogé à la télévision, s’était ravisé et avait lâché devant un groupe de journalistes cet aveu désabusé : « On ne peut pas s’étonner de la réaction de ces jeunes à qui l’on dit que demain cela ira mieux. » Les analyses des instituts de sondage, devenues de véritables psychanalyses de l’opinion, corroboraient le mea culpa présidentiel. Tous décrivaient une crise de confiance, une peur de l’avenir, une répugnance au changement. Pierre Giacometti, le directeur général d’Ipsos, observait pour sa part : « Les gens se demandent pourquoi ils devraient voter en faveur d’une constitution qui n’apporte aucune solution à leurs problèmes. »
L’état social est, pour une nation, le critère de santé équivalent à l’état général pour un individu. Or l’état général de la nation française n’est pas bon. Sur fond de mal-être endémique, il n’est pas un incident ou accident qui ne tourne au conflit (affaire de l’effondrement de la passerelle de Roissy), pas un conflit qui ne dégénère en épreuve de force (trois jours de perturbations ferroviaires pour la tentative de viol d’une contrôleuse de la SNCF). Il n’est pas non plus une velléité de réforme qui ne se heurte aussitôt à une hostilité de principe et ne soit verrouillée par la menace d’« actions » préventives. On en a eu la dernière preuve – et la plus édifiante – avec le refus de la Pentecôte travaillée, première manifestation française de ce que, dans l’Italie des années 1960, on appelait la désobéissance civile. Elle n’a pas peu contribué à la victoire du non.
C’est dire les difficultés qui attendent le nouveau gouvernement dans un pays habitué à percevoir sous forme de cadeaux sociaux le prix de ses oppositions politiques, face à des syndicats dont les « toujours plus » finissent invariablement en « jamais assez ». C’est un paradoxe significatif que les partisans du non, en dehors de la classe ouvrière, aient été les plus nombreux chez les fonctionnaires, les mieux protégés par leur statut, et chez les agriculteurs, les mieux défendus à Bruxelles (selon Eurostat, leur revenu moyen a progressé de plus de 50 %). Le gouvernement n’a pas gagné une voix de plus pour le oui en consentant à ses millions d’agents, dans l’affolement des premiers sondages défavorables, une augmentation salariale de 1 %, malgré ses promesses répétées d’économies budgétaires.
Chirac promet aujourd’hui de nouvelles « impulsions » qui entraîneront autant de dépenses supplémentaires. Comment va-t-on les financer en période de faible croissance, alors que l’État dépense déjà chaque année 25 % de plus qu’il n’encaisse, que la production stagne, que les exportations reculent, que le taux de chômage dépasse 10 % – en dépit et à cause des centaines de milliers d’emplois qui ne trouvent pas preneur – et que la dette atteint le niveau surréaliste de 1 060 milliards d’euros ? Alors, surtout, que les Français entendent conserver, parmi tous les avantages de leur modèle social, le privilège de la plus faible durée de travail des pays de l’OCDE, dans un monde devenu implacablement économique ; et dans une Europe où le non français aura pour conséquence, en fragilisant pour la première fois depuis cinquante ans le couple franco-allemand, d’ouvrir un champ d’influence inespéré au néolibéralisme triomphant de Tony Blair ? « Ne pleurez plus milord »… Moins d’un demi-siècle après les sarcastiques consolations adressées par de Gaulle à McMillan, quelle revanche et quel retournement !
L’autre leçon majeure du référendum est qu’il sera sans doute le dernier. Aucune contestation ne se serait élevée si les députés et les sénateurs avaient légitimement adopté le traité et épargné à la France du oui, de même sans doute qu’à une partie de la France du non, une humiliation mondiale. Chirac s’est résolu à organiser une consultation populaire en raison d’abord de l’importance historique de la décision, mais aussi, et surtout, parce que les dirigeants de tous les grands partis le lui avaient demandé. Le oui promis par la gauche et garanti par la droite paraissait assuré. Arithmétiquement évident, le calcul était politiquement faux.
Mais la question de fond n’est pas là. Que reste-t-il de ce modèle de démocratie directe inspiré de l’agora athénienne originelle quand le peuple interrogé répond à côté de la question ? Et quand, « balayant le texte » (Dominique Strauss-Kahn), il dénature le référendum en contre-plébiscite ?
Un Parlement aux quatre cinquièmes pour le oui, un pays à 55 % pour le non… C’est plus qu’un dysfonctionnement, c’est une crise de la démocratie.

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