Pèlerinage et diplomatie

Un millier de juifs israéliens se sont rendus fin mai à la synagogue de la Ghriba, à Djerba. D’une année sur l’autre, le nombre de ces visiteurs traduit l’évolution des relations entre l’État hébreu et les pays arabes.

Publié le 6 juin 2005 Lecture : 4 minutes.

Les 26 et 27 mai, quelque 4 000 juifs, dont environ 1 000 ressortissants israéliens originaires de Tunisie, ont pris part au pèlerinage de la Ghriba, la plus ancienne synagogue d’Afrique, située sur l’île de Djerba, à 500 km au sud de Tunis. Les pèlerins en provenance d’Israël auraient pu être beaucoup plus nombreux – on avait tablé, au départ, sur 2 000 voire 3 000 personnes – si les vols directs envisagés un premier temps entre l’aéroport Ben-Gourion de Tel-Aviv et celui de Djerba-Mellita avaient été maintenus. Beaucoup d’Israéliens ont dû renoncer au voyages après l’annulation des vols directs prévus par la compagnie charter tunisienne Karthago Airlines. C’est René Trabelsi, fils de Pérez Trabelsi, président de la communauté juive de Djerba, qui a organisé, via son agence de voyages parisienne, le transfert d’une grande partie de ces pèlerins. Ces derniers ont dû transiter par la Jordanie, la France, la Turquie, l’Italie et Malte.
La reprise des contacts entre Israéliens et Palestiniens et l’invitation adressée par le président tunisien Zine el-Abidine Ben Ali au Premier ministre israélien Ariel Sharon, pour assister au second volet du Sommet mondial sur la société de l’information (SMSI), prévu à Tunis les 16 et 18 novembre, ont encouragé nombre de juifs à faire le voyage vers leur pays natal. En revanche, les protestations de certains mouvements de l’opposition tunisienne contre ce projet de visite en ont dissuadé beaucoup d’autres.
Les autorités tunisiennes avaient pourtant pris toutes les précautions pour que la fête ne soit entachée d’aucune fausse note. Ainsi, trois jours durant, de très nombreux policiers, en uniforme et en civil, ont sillonné l’île en voiture et à cheval, gardant jour et nuit les hôtels où étaient logés les pèlerins. Les barrages ont été multipliés aux alentours de la synagogue et des autres lieux visités par les pèlerins, notamment l’école talmudique Yéchivat, la grande mosquée de Mellita, l’église catholique de Houmet Essouk, chef-lieu de l’île, l’église orthodoxe La Marsa et la synagogue Ezer. Partout, des dizaines d’agents de sécurité étaient postés, certains sur les toits, munis de jumelles. Comme beaucoup de pèlerins s’étaient déplacés à l’intérieur du pays, notamment à Tunis, Nabeul, Sousse et Gabès, où vivaient, durant la première moitié du siècle dernier, d’importantes communautés israélites, un important dispositif de sécurité a dû aussi être déployé à chacun de leurs déplacements.
Comme à l’accoutumée, le ministre tunisien du Tourisme, Tijani Haddad, a tenu à rencontrer les pèlerins dans l’enceinte de la synagogue pour leur souhaiter la bienvenue et leur « transmettre les salutations du chef de l’État ». La plupart des personnalités juives françaises qui ont pris part à l’événement, notamment l’écrivain Alexandre Adler, le journaliste Ivan Levaï, directeur de la Tribune juive à Paris, Ofer Bronchtein, président du Centre international de paix au Proche-Orient, et Gabriel Kabla, président de l’Association des juifs tunisiens en France, ont profité de l’occasion pour saluer l’invitation de Ben Ali à Sharon. Ils l’ont qualifiée d’« acte courageux, symbolique et fort », prouvant que « le Maghreb en général et la Tunisie en particulier sont en avance dans le processus de paix arabo-israélien par rapport au Moyen-Orient ».
C’est un chrétien d’Afrique, le Carthaginois Tertullien (155-225 après J.-C.), qui écrivait au gouverneur romain de l’Afrique proconsulaire : « Il est de droit humain et de droit naturel que chacun puisse adorer ce qu’il veut, car la religion d’un individu ne nuit ni ne sert à autrui. » Cette sentence a longtemps constitué une règle de conduite pour les habitants de la Carthage punique, de l’Africa romaine, de l’Ifriqiya arabe et de la Tunisie contemporaine. Dans ce pays, les communautés les plus diverses ont toujours cohabité en bonne intelligence. Le pèlerinage de la Ghriba, qui réunit chaque année vers la mi-mai des juifs en provenance du monde entier, aux côtés des habitants musulmans de l’île, en est une éloquente illustration.
Depuis 1993, année qui a vu la signature du premier accord de paix israélo-palestinien, à Oslo, en Suède, mais aussi la renaissance de cette vieille tradition juive interrompue pendant trois décennies, ce pèlerinage a souvent constitué un moment fort de rapprochement entre musulmans et juifs, Tunisiens arabes et Israéliens natifs de Tunisie. Devenu un instrument de « diplomatie religieuse », ce rite a connu son apogée à la fin des années 1990, lorsque Palestiniens et Israéliens négociaient à New York, Taba et Charm el-Cheikh une paix des braves. D’autant que, profitant de cette embellie dans les relations arabo-israéliennes, Tunis et Tel-Aviv avaient ouvert, en 1996, des bureaux d’intérêts dans leurs capitales respectives.
Le déclenchement de la seconde Intifada, fin septembre 2000, les attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis, attribués au réseau islamiste d’al-Qaïda, et l’explosion d’un véhicule piégé, devant la synagogue elle-même, le 11 avril 2002, provoquée par un kamikaze membre de l’organisation terroriste d’Oussama Ben Laden n’ont pas tardé à mettre un frein à cette dynamique.
Ainsi, après avoir culminé à près de 8 000, en mai 2000, le nombre de pèlerins à la Ghriba n’a cessé de décroître. En mai 2002, quelques semaines après l’attentat contre la synagogue, seuls 200 juifs étrangers ont bravé la peur et effectué le pèlerinage sous une très haute surveillance policière.
En mai 2003, un millier de juifs, dont 450 venus de l’étranger, principalement de France, et seulement une dizaine de ressortissants israéliens ont visité l’île tunisienne durant le pèlerinage. L’année dernière, celui-ci a eu lieu, malgré l’actualité sanglante du Proche-Orient, mais les visiteurs n’étaient guère nombreux. Par l’affluence qu’il a enregistrée, le pèlerinage de cette année pourrait donc constituer un nouveau tournant.
La communauté juive de Tunisie était l’une des plus importantes du monde arabe. De 100 000 âmes à la veille de l’indépendance, en 1956, elle est passée à un peu plus de 2 000 aujourd’hui, établie principalement à Djerba et Zarzis (dans le sud du pays), à Sousse (au centre) et à Tunis. Les quelque 98 000 juifs qui ont quitté le pays en vagues successives se sont établis en majorité en France et en Israël. Le pèlerinage de la Ghriba est pour nombre d’entre eux, qu’ils soient religieux ou laïcs, l’occasion d’un retour aux sources.

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