Main basse sur la Caspienne

Inauguration du pipeline « qui va changer le monde ». Grands bénéficiaires du projet : les économies de la région, mais aussi et surtout les majors occidentales. Qui dament le pion à Moscou.

Publié le 6 juin 2005 Lecture : 4 minutes.

Réunis le 25 mai sur le terminal pétrolier de Sangachal, à une cinquantaine de kilomètres au sud de Bakou, en Azerbaïdjan, le président azerbaïdjanais Ilham Aliev, et ses homologues géorgien Mikhaïl Saakachvili, turc Ahmet Necdet Sezer et kazakh Noursultan Nazarbaïev ont symboliquement ouvert les vannes de l’oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan (BTC) sous le regard complice des diplomates européens et américains. L’inauguration du « pipeline qui va changer le monde », dixit le quotidien britannique The Independent, est la concrétisation d’un projet porté à bout de bras par les États-Unis depuis la chute de l’Union soviétique. Objectif : ouvrir une nouvelle route pour l’évacuation de l’or noir de la Caspienne. La plus grande mer intérieure de la planète représente, selon les estimations, entre 2 % et 6 % des réserves mondiales. L’oléoduc, long de 1 765 kilomètres, traverse l’Azerbaïdjan, la Géorgie et la Turquie, où il arrive au port méditerranéen de Ceyhan, au sud-est du pays. L’essentiel du brut – 1 million de barils par jour (b/j) en pleine exploitation – sera ensuite chargé sur des tankers à destination de l’Europe et des États-Unis, qui réduisent ainsi leur dépendance aux approvisionnements du Moyen-Orient. La première livraison est prévue à la fin de l’année. Le groupe britannique British Petroleum (BP), à la tête du consortium d’exploitation du BTC, a commencé à alimenter la station de pompage de l’oléoduc sur le terminal de Sangachal. Environ six mois et 10 millions de barils seront nécessaires pour remplir le pipeline.
« Ce projet a des visées politiques plutôt qu’économiques, souligne pourtant Konstantin Kossatchiov, président de la commission des Affaires étrangères de la Douma (Chambre basse du Parlement russe). Il s’agit de transférer les ressources énergétiques de la mer Caspienne vers l’Occident en contournant la Russie et d’autres pays tels que l’Iran. » Le député russe relève encore que le pipeline donnera « un prétexte » de plus aux États-Unis pour « réclamer le droit d’avoir une présence militaire » dans une région connue pour son insécurité. Le pétrole du Caucase a toujours pâti de son éloignement des principaux foyers de consommation (Amérique du Nord, Europe, Japon et Chine) et du bon vouloir du Kremlin pour l’évacuation et la fixation des prix du brut, les voies d’acheminement existantes passant toutes par le territoire russe. Cet oléoduc réduit donc considérablement le contrôle de Moscou sur les États de la région, et permet à Washington et aux Européens de renforcer leur influence en Turquie et dans les ex-Républiques soviétiques. Les pays bénéficiaires trouvent, quant à eux, un grand intérêt politique et économique à s’affranchir de la tutelle russe. L’acheminement du brut se traduira par d’importantes redevances financières pour l’Azerbaïdjan (déjà producteur de pétrole), la Géorgie et la Turquie. Le Kazakhstan profitera également du pipeline puisqu’un segment ralliant le pays à Bakou sera construit prochainement. Les réserves azerbaïdjanaises et kazakhes représentent entre 23 milliards et 28 milliards de barils. Les deux pays produisent actuellement un peu plus de 600 000 b/j, mais devraient extraire quelque 4 millions de b/j en 2015.
Outre les économies de la région, les autres grands bénéficiaires du projet sont les majors pétrolières occidentales. L’oléoduc a été conçu par un consortium au sein duquel le responsable du projet, la britannique BP, s’est associé à des compagnies américaines (ConocoPhillips, Unocal, Amerada Hess), française (Total), italienne (ENI), norvégienne (Statoil), japonaises (Itochu, Inpex), turque (TPAO) et azerbaïdjanaise (Socar). La plupart de ces groupes se connaissent bien puisqu’ils ont l’habitude de travailler ensemble – et de partager les risques – pour exploiter les hydrocarbures des autres régions du globe, particulièrement au Moyen-Orient et en Afrique. Ils ont apporté le tiers du financement du BTC qui s’est élevé à 4 milliards de dollars, le solde ayant été fourni par des banques gouvernementales américaine et japonaise, par la Banque mondiale et par la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (Berd).
Les majors pétrolières ont tenu à se concilier la bienveillance des organisations de défense des droits de l’homme ou de l’environnement, qui étaient très critiques sur le tracé. BP a notamment travaillé avec Amnesty International pour régler les problèmes d’expropriations et limiter au maximum les déplacements de populations. Ce grand projet n’en a pas moins suscité un certain nombre de réactions hostiles. Les ONG dénoncent notamment la mauvaise gestion des revenus pétroliers, qui ne bénéficient pas aux populations les plus défavorisées, et la dégradation de l’écosystème. Jenia, qui avait l’habitude de pique-niquer avec sa famille sur une plage non loin du principal port pétrolier kazakh d’Aktau, soutient que la vie des habitants de la côte de la Caspienne s’est détériorée. « On pouvait pêcher le hareng sur cette plage avant l’arrivée des groupes pétroliers. Depuis, la côte est régulièrement polluée », soupire ce Kazakh de 26 ans. Des décès mystérieux de phoques et d’oiseaux ont également été recensés. Le président de l’italienne ENI, Vittorio Mincato, assure que tout est mis en oeuvre pour assurer la protection du fragile écosystème de la mer intérieure, mais ces promesses ne semblent pas près de dissiper les craintes…
Point positif toutefois : l’acheminement du pétrole par l’oléoduc permettra de diminuer le trafic maritime dans le détroit turc du Bosphore, voie d’eau vitale pour l’évacuation des produits toxiques vers les marchés mondiaux.
Par ailleurs, le développement des ressources pétrolières du Caucase devrait permettre de soulager momentanément les cours du brut, même s’il ne changera pas radicalement la donne. Au rythme actuel de la croissance de la consommation mondiale, il faudra produire 20 millions à 25 millions de barils de plus par jour qu’actuellement – 82 millions – pour satisfaire la demande dans dix ans. Environ 2,2 millions de barils sont quotidiennement extraits de la Caspienne et de ses environs. Une quantité modeste en regard des quelque 9,5 millions de b/j que produit la seule Arabie saoudite.

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