L’énigme Sarkozy

Pourquoi le patron de l’UMP, qui ne cache pas ses ambitions présidentielles pour 2007, a-t-il accepté de revenir au ministère de l’Intérieur ? Et pourquoi le chef de l’État le lui a-t-il proposé ?

Publié le 6 juin 2005 Lecture : 7 minutes.

Si la capacité de surprendre appartient à l’art de la politique, alors Jacques Chirac est un maître en ce domaine. Après la claque du référendum, qui sanctionne autant sa prise de position en faveur de la Constitution européenne que sa politique économique et sociale, le chef de l’État est parvenu une fois encore à étonner la France et à stupéfier la classe politico-médiatique. En faisant appel à un homme qui n’est pourtant que le numéro deux du nouveau gouvernement : Nicolas Sarkozy. Au point que cette décision a presque éclipsé la nomination comme Premier ministre de Dominique de Villepin.
Quand on apprend celle-ci, chacun la trouve normale. Depuis plusieurs semaines, Villepin était en effet le grand favori pour remplacer un Jean-Pierre Raffarin à bout de souffle et dont la popularité est en baisse constante. Au point qu’il ne se cache guère, la veille du référendum funeste, pour considérer que son avènement n’est plus qu’une formalité : il a déjà en tête les collaborateurs qui le suivront à l’hôtel Matignon, il forme son cabinet et se sent assuré de son avenir. La France a besoin d’une politique audacieuse et d’une « impulsion nouvelle », ne cesse-t-il de répéter…
Chirac lui, a fait son choix depuis longtemps. Il apprécie la fougue, l’enthousiasme et le dynamisme de Villepin, qui fut longtemps son collaborateur à la mairie de Paris, puis à l’Élysée. Il en connaît les défauts et en apprécie les qualités. Et puis, le président ne voit pas d’autre solution dans le cas où le résultat du référendum serait un échec – ce qu’il pressent depuis une quinzaine de jours. Il a envisagé d’autres hypothèses, notamment la nomination d’une femme, Michèle Alliot-Marie, mais aucune ne l’a satisfait. Ce sera donc « Dominique ».
En bon politique, Chirac ne dévoile rien de ses intentions et laisse planer le mystère. Il écoute même ceux qui le mettent en garde, jusqu’au dimanche fatal, contre la nomination de Villepin. Ces derniers insistent sur les difficiles relations qui vont s’établir avec le président de l’UMP Nicolas Sarkozy – les deux hommes se détestent – et sur la mauvaise humeur des députés de la majorité, peu sensibles à son charme. De fait, l’annonce de son arrivée à Matignon sera, fait rarissime, accueillie par un silence glacial par les parlementaires de l’UMP.
Toute la journée de lundi, Chirac reçoit beaucoup, consulte les uns et les autres. Au point qu’une rumeur se répand dans Paris : le chef de l’État hésiterait, tergiverserait. Il serait à ce point groggy par la défaite qu’il songerait à faire appel à Sarkozy pour diriger le gouvernement ! Ces chuchotis n’ont aucune réalité : ils font pourtant les délices du tout-Paris politique.
Annoncée le jeudi 2 juin, la composition du gouvernement ne surprend pas davantage que l’identité du locataire de Matignon. C’est une équipe moins nombreuse – trente et une excellences – que la précédente, essentiellement constituée de fidèles du chef de l’État comme Catherine Colonna, qui fut pendant dix ans sa collaboratrice à l’Élysée. Comme toujours, les tractations ont été difficiles et la plupart des ministres présents sous Raffarin ont conservé leurs postes, tels Thierry Breton à l’Économie et aux Finances et Jean-Louis Borloo à l’Emploi et à la Cohésion sociale. En revanche, Michel Barnier, le responsable de la politique étrangère, n’est pas parvenu à sauver sa tête, en dépit de ses efforts : il est remplacé par Philippe Douste-Blazy, auparavant à la Santé. Ce poste de chef de la diplomatie avait été auparavant proposé à Alliot-Marie, mais celle-ci avait refusé : puisqu’elle n’était pas nommée Premier ministre, elle souhaitait conserver le portefeuille de la Défense. C’était ça ou rien. Autre exclu de poids : François Fillon (Éducation nationale), remplacé par Gilles de Robien, le seul ministre UDF du nouveau gouvernement. Fillon a très mal pris son éviction et a expliqué à Chirac – qu’il tutoie – qu’il n’a fait que suivre ses instructions et que l’hostilité suscitée par les réformes en cours ne peut lui être imputée. Le ministre écarté a informé le chef de l’État de son espoir de devenir prochainement sénateur et de son intention de mettre sur pied son propre groupe de réflexion dans la perspective de l’élection présidentielle de 2007. « Et ce ne sera pas en ta faveur », aurait-il conclu rageusement.
Décidément, au-delà de ces clapotis, la seule véritable surprise est bien le retour de Sarkozy au sein du gouvernement. Ce n’est pas là une décision de dernière minute : Chirac l’avait envisagée depuis longtemps. Une victoire du oui, même très étroite, aurait permis de conserver une fois encore Raffarin, fût-ce au prix d’un remaniement, mais une défaite entraînait nécessairement un changement de Premier ministre. Alors, avec un échec de cette ampleur, il fallait un électrochoc : le retour de Sarkozy s’imposait. Celui-ci est en effet resté très populaire et une possède une aura extraordinaire dans l’électorat de droite. Même les électeurs de gauche reconnaissent son efficacité. Sans doute se pose-t-il de plus en plus ouvertement comme une alternative à Jacques Chirac et ne cache-t-il plus ses ambitions pour l’Élysée. Sans doute encore multiplie-t-il les déclarations assassines et n’hésite-t-il pas à avancer des propositions qui prennent le contre-pied des choix présidentiels, notamment dans le domaine économique et social. Par exemple, l’ancien ministre de l’Économie ne cache pas qu’il ne croit guère au « modèle » français pour résorber le chômage…
Chirac n’ignore naturellement rien de tout cela et son ressentiment à l’encontre de « Sarko » ne s’est nullement atténué. Mais c’est un grand animal politique et, comme tous ceux de son espèce, il sait jeter la rancune à la rivière quand besoin est. Alors, puisqu’il faut faire la part du feu, qu’il faut survivre au désastre et sauver la fin du quinquennat si cela est encore possible, va pour Sarkozy… Mais le chef de l’État ne s’est pas résolu à le nommer Premier ministre, comme l’espéraient la plupart des parlementaires de l’UMP. D’autant que plusieurs de ses proches sont convaincus qu’une fois nommé Sarko aurait pu être tenté de démissionner peu avant l’élection présidentielle, en expliquant au pays qu’il n’a pas les moyens de son action… Inutile de prendre ce risque.
En revanche, dans l’esprit de nombreux conseillers de l’Élysée, faire entrer Sarkozy au gouvernement devrait l’inciter à mettre une sourdine à ses critiques, l’obliger à être solidaire du gouvernement, satisfaire les Français, tout en faisant apparaître le président comme un rassembleur capable de surmonter ses dépits. La « carte » que représente Sarkozy est à ce point essentielle que l’Élysée a été contraint d’accepter plusieurs de ses exigences : il sera numéro deux du gouvernement, au ministère de l’Intérieur ; il sera ministre d’État – et le seul ; il pourra conserver la présidence de l’UMP et celle du conseil général des Hauts-de-Seine, cumuls que Chirac avait auparavant interdits ; sa nomination sera annoncée à la télévision par le président en personne, ce qui contrevient à une règle constitutionnelle ; enfin, deux de ses plus proches collaborateurs, Brice Hortefeux et Christian Estrosi, entreront au gouvernement.
Voilà pour Chirac. Mais Sarkozy, pourquoi a-t-il accepté ? Dans un premier temps, beaucoup de ses partisans n’ont pas compris. « N’y va pas, Nicolas », lui a lancé un député. « Il ne faut pas que tu y ailles », a renchéri un autre lorsque le président de l’UMP est venu expliquer qu’il n’entendait pas « regarder le navire couler ». Sans doute le président de l’UMP a-t-il estimé que les Français ne comprendraient pas qu’il se dérobât. Sa popularité risquait d’en pâtir alors que sa présence au gouvernement apparaît comme un espoir de réussite : « C’est la seule façon d’éviter l’explosion », a-t-il expliqué, jugeant que la situation politique est à ce point difficile qu’elle exige de se montrer « responsable ».
Mais ce n’est évidemment pas la seule raison. D’abord, le poste qu’il occupe – le ministère de l’Intérieur – est évidemment stratégique. De là, il commande aux préfets, il procède si besoin est à des redécoupages électoraux, il a à sa disposition une manne de subventions et il est en relation constante avec les députés. Déjà chef de l’UMP, il devient encore plus incontournable pour tous les élus. On dit aussi qu’ayant sous ses ordres divers services de renseignements, il entend de cette manière contrer d’éventuelles manoeuvres contre lui (il en aurait été victime lorsqu’il n’était plus aux affaires). On dit encore que Cécilia, son épouse, qui était hostile à son départ du gouvernement, n’est pas mécontente de retrouver une situation qu’elle a fort appréciée dans le passé. On dit enfin que l’exercice du pouvoir manquait à cet homme d’action. En tout cas, il fait la preuve qu’il est indispensable et que toute nouvelle action gouvernementale ne peut être entreprise sans sa présence.
Tel est le récit de ces quelques jours très politiques, voire politiciens. Reste deux problèmes essentiels. Le premier est encore une question d’hommes. Comment deux personnalités aussi opposées que Dominique de Villepin et Nicolas Sarkozy vont-elles réussir à s’entendre ? Leurs tempéraments sont très différents, ils ne cachent pas l’aversion qu’ils éprouvent l’un pour l’autre, et leurs conceptions politiques sont diamétralement opposées : ils ne sont d’accord ni sur la laïcité, ni sur le communautarisme, ni sur l’intégration, ni sur la politique économique, ni même sur la politique étrangère.
Le second problème concerne la France et la vie de ses habitants : comment le chômage, qui frappe 10 % de la population active, va-t-il pouvoir être résorbé ? Dominique de Villepin s’est donné cent jours pour retrouver la confiance des Français. Le délai semble court.

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