La révolte des anti-Wade
Dans un climat politique délétère, l’arrestation d’Abdourahim Agne, le leader du Parti de la réforme, risque de radicaliser le débat entre le pouvoir et l’opposition.
Il a suffi d’une phrase rapportée par le quotidien dakarois L’Observateur le 25 mai 2005 pour mettre le feu aux poudres. Les propos tenus la veille à Kaolack (à 200 km au sud-est de Dakar) par Abdourahim Agne, leader du Parti de la réforme (PR, opposition), invitent les Sénégalais à s’inspirer de l’exemple de l’Ukraine et à descendre par millions dans les rues pour réclamer le départ du chef de l’État et mettre ainsi fin à la prise en otage du pays par la vendetta au sein du parti présidentiel. Le porte-parole du gouvernement, Bacar Dia, qualifie la sortie d’« action séditieuse dont le but est d’inciter les populations à l’insurrection, au soulèvement et à la révolte contre les autorités et les institutions régulièrement installées en vertu de la Constitution et des lois de la République ».
Mais le pouvoir hésite à agir, laisse passer quarante-huit heures avant que la Division des investigations criminelles (DIC) ne convoque Thierno Talla, directeur de publication de L’Observateur, le 27 mai. Le lendemain matin, c’est au tour d’Abdourahim Agne d’être entendu pendant trois heures par la DIC avant d’être relâché. Son intervention sur les ondes des radios, dès la sortie des locaux de la DIC, indispose les enquêteurs et fournit davantage d’arguments aux faucons de l’entourage présidentiel. Convoqué de nouveau le même jour, il est placé en garde à vue. Le week-end des 28 et 29 mai donne lieu à des tractations et conciliabules. Abdoulaye Wade reçoit Baïdy Agne, dirigeant d’une organisation patronale et frère d’Abdourahim. Rien n’y fait. L’affaire tourne au bras de fer dès le matin du 30 mai, avec les sorties musclées des dirigeants des partis d’opposition rassemblés dans la cour du tribunal hors classe de Dakar où Agne doit être entendu.
Devant la doyenne des juges d’instruction, Seynabou Ndiaye Diakhaté, et le procureur de la République qui le poursuit, le leader du PR s’abandonne à un fou rire qui n’a pas dû être du goût des magistrats. D’autant que Abdourahim Agne a la malchance de susciter un préjugé défavorable au Sénégal. Président du groupe parlementaire du Parti socialiste (PS) sous la présidence d’Abdou Diouf, il a incarné jusqu’à la caricature l’arrogance de ce régime. Les Sénégalais gardent toujours à l’esprit le peu d’égards qu’il avait pour ses collègues députés de l’opposition d’alors. Ce côté provocateur, qui lui colle à la peau, a pu peser dans la décision des juges de le placer sous mandat de dépôt. Il a pourtant tenté de corriger son image depuis la chute du PS et son départ de cette formation pour créer le PR. En commençant par changer de look. Le jeune homme d’affaires, cigare aux lèvres, a laissé place à un personnage sobre et mûr, aux moustaches blanches.
Détenu à la cellule n° 43 de la prison de Rebeuss, à Dakar, il est transféré dès le lendemain 31 mai au pavillon spécial de l’hôpital Le Dantec. Cette concession du ministre de la Justice, accordée avec célérité (avant même que le médecin de la prison ne fasse une expertise pour déterminer si l’état de santé d’Agne nécessite une détention dans un centre hospitalier), ne réussit pas à calmer les esprits. Le gouvernement continue à essuyer le tir groupé de l’opposition, de la presse et de la société civile sur les thèmes de l’atteinte à la liberté d’expression et de la brimade contre un adversaire politique.
Bien qu’il y perde en termes d’image, le pouvoir a sévi malgré lui, poussé à se radicaliser par un contexte tendu. Agne a été poursuivi moins pour la gravité de ses propos que pour le moment où ils ont été proférés. Amath Dansokho, leader du Parti de l’indépendance et du travail (PIT), tient à longueur d’année des discours plus virulents et plus dangereux pour la stabilité des institutions. Sans jusqu’ici avoir été une seule fois inquiété. Tout au long de 2004, Dansokho a appelé au départ du chef de l’État à travers meetings et journaux dans le cadre d’une Initiative pour la démission de Wade (Idewa). Il a fallu une vigoureuse diplomatie secrète pour éteindre ce mouvement, dans lequel les ambassadeurs de France et des États-Unis en poste à Dakar voyaient « une forme d’insurrection ».
La sortie d’Agne intervient alors que le pouvoir de Wade est en pleine tourmente. Ballotté, déchiré par une guerre fratricide entre les proches du chef de l’État et ceux de son ex-homme de confiance Idrissa Seck, limogé de la primature le 21 avril 2004, le régime issu de l’alternance du 19 mars 2000 sent la situation lui échapper au fur et à mesure que se multiplient les dérapages : défection de douze députés du groupe parlementaire libéral et démocratique (celui du parti au pouvoir) pour en former un nouveau ; prise à partie de ministres hués à Thiès, fief de Seck ; attaque contre le domicile dakarois de l’ex-Premier ministre ; agression au couteau de Madiop Bitèye, chef de file du Mouvement des élèves et étudiants libéraux (Meel)… Un climat tendu sans cesse aggravé par les attaques de l’opposition et de la presse. Tout est prétexte à l’escalade verbale et à la surenchère. Le chef de l’État vit cette atmosphère comme une injustice, dans un pays où les libertés sont beaucoup moins malmenées qu’ailleurs en Afrique, et où il y a d’évidents signes de reprise économique. « Je ne comprends pas tout ce bruit, nous confiait Abdoulaye Wade, fin mai, dans l’intimité de son bureau, au palais de l’avenue Léopold-Sédar-Senghor. Cette agitation, circonscrite à l’opposition et à une certaine frange de la presse, ne reflète pas l’état réel de ce pays. Avec une croissance supérieure à 6 % depuis plusieurs années et un budget qui a augmenté de plus de 130 % depuis 2000, le Sénégal est devenu la locomotive de la zone Uemoa. Nous sommes en train de construire ce pays, de le doter d’infrastructures… » Pour reprendre en main le pouvoir, Abdoulaye Wade a décidé de mettre de l’ordre. Commençant par balayer dans sa maison, il a dissous le Meel et les conventions régionales du PDS, exclu les députés « frondeurs » et donné un signal fort à Idrissa Seck en congédiant du parti un de ses proches, Yankhoba Diattara, président de la Pépinière des cadres libéraux.
Dans le souci de renforcer l’autorité de l’État, il a procédé, le 18 mai, à un réaménagement du gouvernement qui a porté un de ses proches, Cheikh Tidiane Sy, à la tête du département de la Justice. Perçu comme un « faucon », ce fidèle parmi les fidèles du chef de l’État, ancien employé des Nations unies, est vite apparu sous les traits d’un père Fouettard, chargé d’instaurer la discipline avant les échéances législatives à risque de 2006. L’affaire Agne est la première dans laquelle il pouvait donner le ton, le leader du PR ayant été placé en garde à vue le jour même de sa prise de fonctions.
Ex-ministre d’État sans portefeuille, cité parmi ceux qui ont poussé l’ex-Premier ministre à la sortie, Sy est l’une des clés de la solution au récurrent problème Idrissa Seck, lourd de menaces pour l’équilibre du pouvoir. Il n’est pas exclu, dans les mois à venir, qu’il ordonne au parquet d’inculper Seck. L’entourage de Wade est tenté par cette voie radicale pour clore la « guéguerre » qui déchire le PDS et tient le Sénégal en otage – au point d’inciter Abdourahim Agne à appeler au renversement du chef de l’État. Interrogé sur ses rapports avec celui qu’il appelait « mon fils », Abdoulaye Wade nous a confié : « Mon problème avec Idrissa Seck n’a rien de politique. Il a été mon Premier ministre. Je lui ai donné ma confiance, et il a fait des choses sans mon accord. Quand Thiès devait accueillir en 2004 les festivités du 44e anniversaire de notre indépendance, je l’ai autorisé à dépenser 20 milliards de F CFA pour réaliser des infrastructures dans la ville. Il a suggéré 25 milliards, mais en a déboursé plus de 40. En plus des 20 milliards pris dans le budget de 2004, cet écart a endetté l’État, engagé des ressources pour les exercices 2005 et 2006. L’inspection générale d’État est en train de tirer au clair cette affaire qui est très sérieuse. Je tirerai du rapport qu’elle va remettre toutes les conséquences qui s’imposent. » Difficile d’être plus clair.
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