La revanche des apparatchiks

L’oligarque Mikhaïl Khodorkovski et Platon Lebedev, son adjoint, ont été condamnés à neuf ans de prison à l’issue d’une parodie de procès. Et Ioukos, leur compagnie pétrolière – la plus importante du pays -, a été démantelée et bradée pour une bouchée de

Publié le 6 juin 2005 Lecture : 5 minutes.

Le tribunal de Mechtchanski ne paye pas de mine. C’est pourtant dans cette bâtisse jaunâtre d’un quartier du nord de Moscou que s’est joué le sort de Mikhaïl Khodorkovski et de Platon Lebedev, son associé. Avant d’être dépossédé de Ioukos, la première compagnie pétrolière du pays, l’ex-homme le plus riche de Russie « pesait » 15 milliards de dollars. Lors de son arrestation, en octobre 2003, son entreprise assurait 20 % de la production nationale et 3,4 % des recettes fiscales de l’État.
Devant le tribunal, ce 31 mai, deux groupes de manifestants se font face. Les premiers vocifèrent contre les prévenus, accusés d’avoir « volé l’argent du peuple ». Les seconds dénoncent une justice aux ordres du Kremlin. Dans la salle d’audience, l’ambiance est moins survoltée. On se contente de spéculer sur la sévérité de la peine : sera-ce dix ans d’emprisonnement, comme l’a requis le procureur général ? Ou moins ? Les prévenus, qui, depuis l’ouverture de leur procès, il y a onze mois, font preuve d’un flegme à toute épreuve, sont, cette fois, manifestement tendus. Lebedev a lâché ses mots croisés et Khodorkovski baisse les yeux. Inna, son épouse, essuie les siens derrière des lunettes noires. Ses parents paraissent très éprouvés. D’autant que le suspense a été entretenu par l’une des trois juges. Le 16 mai, elle a décidé de lire l’acte d’accusation (plus de mille pages) dans son intégralité. Le verdict tombe enfin : neuf ans d’emprisonnement.
Khodorkovski (41 ans) et Lebedev (48 ans) sont reconnus coupables au titre de six articles du code pénal. Et notamment d’« acquisition frauduleuse de biens d’autrui par escroquerie en groupe organisé » et d’« évasion fiscale ». Certes, tout n’est pas sans fondement, mais les arguments de l’accusation sont spécieux et les droits de la défense ont été superbement ignorés. La chute de l’ingénieur chimiste devenu oligarque par la grâce de la « famille » Eltsine (cet aréopage de conseillers qui mit le pays en coupe réglée dans les années 1990) a bel et bien été programmée par Vladimir Poutine.
Pour l’ancien apparatchik du KGB, qui, depuis sa réélection à la présidence en mars 2004, règne sans partage sur une presse docile, une justice inféodée et sur les débris d’une opposition déconfite, l’insolente réussite et l’intelligence de Khodorkovski sont insupportables. L’histoire de leur duel est, avant tout, celle d’une folle jalousie.
Khodorkovski l’a attisée en enfreignant la règle fixée par Poutine en 2000. Le président élu acceptait de fermer les yeux sur les circonstances des privatisations de 1995-1996 (qui virent des fleurons de l’industrie russe tomber pour une bouchée de pain dans l’escarcelle d’une poignée d’oligarques en échange du soutien financier de ces derniers à Boris Eltsine, qui ferraillait alors pour sa réélection) à condition que leurs bénéficiaires se tiennent à l’écart de la politique. Pour avoir osé critiquer le Kremlin, Vladimir Goussinski et Boris Berezovski furent brisés. Les autres se le tinrent pour dit. À l’exception de Khodorkovski, à qui tout souriait depuis qu’il avait créé la banque Menatep, instrument de sa future mainmise sur Ioukos. Pas mal, pour un ancien cadre des Komsomols [jeunesses communistes] !
Patron du géant pétrolier à 32 ans, il s’illustre d’abord par une absence de scrupules qui sidère les investisseurs. Lors de la crise financière qui frappe la Russie en 1998, il n’hésite pas à transférer certains actifs de Ioukos vers des banques offshore et refuse de rembourser les 230 millions de dollars que la société doit à ses créanciers étrangers. Changement de cap, en 2000 : il opte pour une gestion transparente et s’entoure de conseillers occidentaux. L’entreprise, qui profite de la baisse des coûts de production et de l’envol des prix à l’exportation, est citée comme un modèle de rentabilité.
Khodorkovski veut désormais acquérir ce qui lui manque : la respectabilité. Issu d’un milieu modeste, le milliardaire à demi-juif (un double handicap dans une Russie paupérisée et xénophobe) se lance dans le mécénat et crée la fondation « Russie ouverte ». Il flirte avec la politique en finançant des partis d’opposition lors des législatives de décembre 2003. Pis, il annonce qu’il se retirera des affaires à 45 ans. Soit, comme par hasard, juste avant la présidentielle de 2008 ! Et il négocie avec les majors américaines ExxonMobil et ChevronTexaco la vente d’actions de sa société. Pour Poutine et les siloviki, c’en est trop.
Les siloviki, ce sont les cadres nostalgiques de l’empire soviétique. Pour eux, le pétrole est à la politique étrangère russe ce que la puissance militaire était à celle de l’URSS. Le contrôle des ressources énergétiques et naturelles assure à Poutine une domination politique qu’il n’entend à aucun prix laisser échapper.
Pour cela, le président russe orchestre, en coulisses, l’arrestation rocambolesque de son rival et tire les ficelles d’une parodie de procès. Et il donne son aval au démantèlement de Ioukos, au mépris des intérêts de cette société, de ses employés et de ses actionnaires étrangers, spoliés par un singulier tour de passe-passe. Le gel de 40 % de ses actifs – les arriérés fiscaux qu’on lui réclame (7,5 milliards de dollars pour les seules années 2000-2001) – et la vente de sa principale filiale placent Ioukos au bord de la cessation de paiements. Jusqu’à son rachat, à un prix dérisoire, par une société inconnue. Laquelle est aussitôt revendue à Rosneft, une compagnie publique dirigée par Igor Setchine, un proche de… Poutine !
Cette revanche des siloviki étatistes sur les oligarques ultralibéraux pourrait laisser un goût amer. À la Russie, d’abord, qui n’adresse pas un bon signal aux investisseurs étrangers. À Poutine, ensuite. Car déjà, ses proches se disputent les restes de Ioukos : d’un côté Setchine à la Rosneft, de l’autre Dimitri Medvedev, le chef de l’administration présidentielle qui dirige aussi le conseil d’administration du géant Gazprom, une entreprise publique dont la gestion est loin d’être exemplaire.
Pour Poutine, le jeu devient risqué. Concentrant tous les pouvoirs, il court désormais le risque d’apparaître comme le seul responsable des maux de la Russie. Et de voir s’effriter le soutien occidental dont il bénéficiait jusque-là. Même si, pour l’heure, le président Bush, prudent, s’est contenté d’indiquer que l’appel interjeté par les avocats de Khodorkovski et de Lebedev sera suivi de près par les États-Unis.
Le prisonnier Khodorkovski a, lui, fait le pari de la rédemption : tel un héros dostoïevskien, il espère, en purgeant sa peine, être absous de ses péchés. « Je supporterai l’épreuve avec mon peuple et c’est ensemble que nous gagnerons », a-t-il déclaré à l’issue de son procès. Tout un programme… en vue de la présidentielle de 2008 (voir encadré). Dopé par l’indignation des partis libéraux et des associations de droits de l’homme devant ce verdict inique, l’ancien Premier ministre Mikhaïl Kassianov montre déjà le bout de son nez…

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