La menace Taylor
Exilé au Nigeria, l’ancien président du pays est suspecté de vouloir déstabiliser la sous-région avec le soutien d’al-Qaïda. Les États-Unis réclament aujourd’hui son extradition.
Alors qu’officiellement Charles Taylor, l’ex-président libérien, coule des jours tranquilles en exil à Calabar (dans le sud-est du Nigeria), ses activités clandestines inquiètent de plus en plus de monde. Après l’administration américaine, c’est au tour du Tribunal spécial pour la Sierra Leone (TSSL) de s’émouvoir de liens éventuels entre le seigneur de guerre et al-Qaïda. Selon les responsables du TSSL, Taylor, avec l’appui de l’organisation terroriste, est derrière certaines campagnes de déstabilisation en Afrique de l’Ouest. Dernière victime en date : la Guinée, où le chef de l’État Lansana Conté a été la cible d’une tentative d’assassinat le 19 janvier dernier. Il s’agissait pour Taylor de répondre au soutien apporté par Conakry aux rebelles des Libériens unis pour la reconstruction et le développement (Lurd) lors de leur marche sur Monrovia en août 2003. Annonçant la préparation d’une nouvelle action de ce genre contre la Guinée, le TSSL ajoute : « Tant que Taylor n’aura pas été traduit en justice, il constituera un danger précis, clair et imminent pour la paix et la sécurité non seulement du Liberia, mais de toute la sous-région. »
Inculpé de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité par le Tribunal pour son implication dans la guerre civile qui a ravagé la Sierra Leone entre 1991 et 2001, l’ex-président échappe à la justice grâce à la protection de son hôte nigérian depuis août 2003. Lequel n’avait alors accepté de l’accueillir que pour favoriser le retour de la paix au Liberia.
Mais voilà que Taylor se rappelle au bon souvenir de ses compatriotes et de leurs voisins ouest-africains en reprenant du service. À en croire son procureur, David Crane, le Tribunal s’est aperçu de la présence active de l’organisation terroriste al-Qaïda en Afrique de l’Ouest dès le début de ses travaux en Sierra Leone en janvier 2002. Et reste persuadé que celle-ci poursuit toujours sa collaboration avec Taylor.
Son régime a hébergé certains membres de la nébuleuse terroriste, notamment ceux qui ont participé aux attentats contre les ambassades américaines en Tanzanie et au Kenya en 1998. Et ces bonnes relations ne se sont jamais démenties depuis. Ainsi, « en février 2005, Taylor se serait rendu en avion à Ouagadougou (Burkina) pour y rencontrer un homme du nom de Francis Kalawalo, qui a par la suite annoncé sa candidature à l’élection présidentielle au Liberia », prévue pour octobre prochain, raconte David Crane. « Selon nos informations, il aurait financièrement soutenu la candidature de ce dernier. Mais, plus intriguant, l’argent, qui provenait d’une banque de Dubaï, a été remis à Taylor par un émissaire nommé Mohamed Mustafa Fadhil, lié à al-Qaïda. Et tout s’est passé à Calabar », dans la villa que les autorités du Nigeria ont mise à la disposition de l’ex-maître de Monrovia.
Selon le procureur du TSSL, Fadhil, homme d’affaires également connu sous le nom de Mohamed Fattal, a été repéré en Afrique de l’Ouest en avril alors qu’il se préparait à lui rendre visite. « En fait, Taylor peut recevoir qui il veut, il peut appeler qui il veut, et ses déplacements ne font l’objet d’aucune restriction », estime le TSSL, en précisant que Taylor souhaiterait quitter le Nigeria pour s’installer ailleurs. Où ? Pourquoi pas en Guinée, « si ce pays devait effectivement tomber », conclut le Tribunal.
Ces nouvelles révélations sur la capacité de nuisance de Taylor vont-elles changer quelque chose à son exil doré ? En tout cas, le 24 mai dernier, après avoir pris connaissance du rapport du TSSL, le Conseil de sécurité de l’ONU a réaffirmé la nécessité pour toutes les personnes inculpées par le Tribunal de comparaître « afin de renforcer la stabilité de la Sierra Leone et de la sous-région et de mettre fin à l’impunité ». Une prise de position qui intervient trois semaines seulement après la requête formulée le 4 mai par la Chambre des représentants. Les parlementaires américains y demandaient au président nigérian Olusegun Obasanjo de mettre un terme à l’asile politique accordé à Taylor.
Sur ce sujet, Obasanjo est resté d’abord évasif : « Nous sommes d’accord pour examiner comment travailler ensemble pour faire ce qui doit être fait », a-t-il déclaré le 5 mai, lors d’une visite officielle aux États-Unis. Il s’est ensuite montré beaucoup plus explicite : « Les conditions de l’asile accordé à Charles Taylor par le Nigeria en 2003 n’avaient pas comme contrepartie l’exigence de le remettre à une cour internationale, répond-il dans une interview à J.A./l’intelligent le 29 mai dernier (voir J.A.I. n° 2317). Tant que cela sera nécessaire, nous respecterons les termes fixés. » S’il refuse de faire comparaître son hôte devant le TSSL, Obasanjo n’en laisse pas moins entendre qu’il accepterait de le livrer à un gouvernement libérien démocratiquement élu. À l’issue du scrutin présidentiel d’octobre prochain, « si le nouveau gouvernement le désire, M. Taylor pourra alors retourner dans son pays ».
Le chef de l’État nigérian a toujours expliqué son attitude par sa volonté de respecter la parole donnée à Taylor, rappelant régulièrement que ce dernier avait été admis au Nigeria dans le cadre d’un accord destiné à mettre fin au bain de sang dans son pays. Et qu’il ne pouvait donc être expulsé sans nuire à Abuja. Toute action « contraire à cette décision serait de nature indélicate vis-à-vis du Nigeria et de l’Afrique. Elle édulcorerait la crédibilité de la politique étrangère du continent, notamment en matière de résolution des conflits. » Rappelant que la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) et l’Union africaine avaient soutenu l’intervention du Nigeria, Obasanjo a également souligné que l’initiative visant à ménager une sortie honorable à Taylor avait reçu l’approbation des États-Unis, de la Grande-Bretagne, de la France, de l’Union européenne et des Nations unies. Une manière de partager les responsabilités de cette initiative avec ceux qui, à l’époque, l’ont encouragée.
Cette précision ne semble pas émouvoir outre mesure les États-Unis. Du côté des ONG, la mobilisation a déjà commencé : un récent rapport de Coalition for International Justice (CIJ) rappelle que Taylor, à la tête d’une fortune estimée entre 150 millions et 200 millions de dollars, dispose de relais efficaces au Liberia susceptibles de faire échouer le processus électoral qui y est en cours. L’administration Bush, pour sa part, s’intéresse de plus en plus aux relations que l’ex-warlord entretient avec al-Qaïda. Les investigations diligentées par Washington ont montré que des liens existeraient toujours entre la nébuleuse Ben Laden et l’ex-homme fort de Monrovia. Le 29 décembre 2002, le Washington Post indiquait, sur la base d’un rapport émanant de services de renseignements européens, que le Liberia et le Burkina avaient, avant et après les attentats du 11 Septembre, accueilli sur leur sol plusieurs responsables d’al-Qaïda. Le quotidien américain estimait alors que l’organisation terroriste avait acheté en Afrique de l’Ouest pour 20 millions de dollars de pierres précieuses, Taylor empochant au passage une commission substantielle.
Depuis cette date, il semble que le reclus de Calabar maintienne des contacts avec ses amis d’hier, au risque de provoquer la colère de Washington. Et de mettre davantage dans l’embarras ses hôtes nigérians. Rien ne prouve que Taylor ne tentera pas de poursuivre ses menées déstabilisatrices et de troubler le déroulement de la présidentielle d’octobre, au risque de replonger son pays dans les affres de la guerre civile. Une perspective dont les dommages collatéraux pourraient être incommensurables pour des voisins aussi fragiles que la Guinée, la Sierra Leone ou la Côte d’Ivoire.
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