« Je cherche un homme »

Publié le 6 juin 2005 Lecture : 5 minutes.

Chacun connaît l’histoire de ce philosophe grec, Diogène, qui se promenait en plein midi dans les rues d’Athènes avec une lampe allumée. Quand on l’interrogeait sur son étrange comportement, il répondait invariablement : « Je cherche un homme. »
Je reviens d’Abuja où j’ai suivi avec attention et un certain effarement les échanges et tractations qui ont abouti à l’impasse, au blocage et donc au report de l’élection du président de la Banque africaine de développement… La valeur intrinsèque des candidats n’est nullement en cause, mais la procédure et les calculs qui la soutiennent s’avèrent préoccupants. Quiconque sortira vainqueur de cet imbroglio gagnerait en crédibilité s’il favorisait une méthode plus en harmonie avec l’appropriation africaine de l’institution. Sinon il vaudrait mieux par simple honnêteté désigner cet organisme comme « Banque internationale pour le développement de l’Afrique ». Cela refléterait davantage la réalité qui paraît s’imposer.
Je reviens d’Abuja où j’ai aussi observé de loin les discussions infructueuses pour inventer quelque solution à ce qui est devenu désormais la crise togolaise. Tout cela conduit à constater que l’Afrique se trouve en panne de courage politique face à elle-même et face à ses partenaires, qui deviennent des arbitres incontournables dans des choix qui nous reviennent en priorité.
L’Afrique se révèle de plus en plus dans l’incapacité de dire à haute et intelligible voix ce qui est démocratique et ce qui ne l’est pas. Elle cherche un compromis pharmaceutique provisoire là où s’imposent une chirurgie immédiate et une prothèse pouvant sauver le malade de la gangrène qui menace tout l’organisme.
Ce malheur nous accable parce que, de toute évidence, Julius Nyerere, Kwame Nkrumah, Gamal Abdel Nasser et même Senghor et Félix Houphouët-Boigny ont définitivement disparu. Parce que déjà Nelson Mandela et Aimé Césaire, les plus anciens et les plus grands encore vivants, s’éloignent progressivement de la scène. Ce n’est point par hasard ou excès d’amalgame que j’invoque ici Césaire. À notre place, il a dit ce qu’il fallait pour rappeler à la vie « la négraille assise inattenduement debout ».
Alors nous cherchons, et sommes souvent à la merci de manipulations qui perpétuent notre dépendance. Et pourtant notre vigueur n’est pas éteinte et notre intelligence n’est pas défunte.
S’agissant d’intelligence et en ces temps où l’on n’a pas fini de parler d’Église, de cardinaux en conclave, de fumée noire ou blanche, on me pardonnera de ramener à la surface l’extraordinaire histoire de Sixte Quint et de ses béquilles. Élu en 1572, le pape Grégoire XIII donna très vite des signes de faiblesse et on ne parlait que de sa succession. Elle tardait pourtant à venir, tant il avait le souffle long. Un cardinal, Félix Peretti, imagina un stratagème qui le rendit célèbre à jamais. Cet homme de Dieu, autrefois robuste, se mua progressivement en vieillard quasiment impotent. Il fit semblant d’être accablé d’infirmités et ne marchait plus qu’avec des béquilles. Pris d’épouvantables quintes de toux, il donnait l’impression de ne plus avoir longtemps à vivre. Cette comédie dura pendant les treize années du pontificat de Grégoire XIII et était devenue vérité pour tous. Quand des amis venaient lui dire qu’il avait de sérieuses chances de devenir pape, le vieux cardinal assurait qu’il mourrait bien avant le prochain conclave. L’heure du conclave sonna et Peretti était toujours en vie. Les cardinaux, largement divisés, finirent par décider de gagner du temps en élisant un pape de transition.
Beaucoup songèrent alors à Félix Peretti, et son nom s’imposa rapidement. Dès que le nombre de voix requis fut atteint, avant même la proclamation des résultats du scrutin, Peretti, à la stupéfaction générale, se redressa brusquement, jeta ses béquilles et entonna un vibrant Te Deum qui fit trembler les vitres de la chapelle du conclave.
Le cardinal Peretti fut donc élu le 24 avril 1585 et prit le nom de Sixte Quint. Les béquilles de Sixte Quint devinrent le symbole de la ruse parfaite pour la conquête du pouvoir. On dit que l’homme se révéla un pape d’une grande compétence, qui dirigea l’Église et les états pontificaux de main habile et ferme jusqu’à sa mort en 1590. Son histoire montre en tout cas jusqu’où peut aller se loger l’humaine duplicité.
Quand on veut se créer un chef, il faut vraiment chercher et bien chercher. Dans notre Afrique, cette quête d’un nouveau leadership exige que l’on s’appuie sur la situation concrète à gérer, les défis à relever, le minimum social commun à conquérir, le monde à humaniser…
Nos responsables doivent se persuader eux-mêmes, et persuader tous les autres, que nous n’entendons plus du tout poursuivre une carrière d’esclaves dans un univers où une abusive division internationale du travail nous a exclus de toute décision dans la gestion des affaires du monde, et même dans la gestion de nos propres affaires. Les ostracismes savamment orchestrés et durement gérés dans diverses instances internationales renforcent la nette impression de parfait mépris dans lequel on nous tient.
Or une jeunesse massive et grouillante, à l’avenir incertain, sans formation digne de ce nom, souvent sans emploi, parfois embrigadée dans la tragique aventure des enfants-soldats, une horde de femmes condamnées à porter le poids d’économies rurales toujours plus menacées et d’épidémies sans précédent toujours plus destructrices, voilà quelques-unes des réalités que doit gérer, dont doit répondre le gouvernant africain d’aujourd’hui. Il ne peut agir avec assurance sans un comportement de responsabilité militante, de justice et de vérité et sans dépouillement personnel convaincant.
Les manifestations sociales observées à Niamey, à Zinder et ailleurs au Niger il y a quelques semaines ne sont, à mes yeux, que le prélude à ce qui nous attend partout sur le continent si l’on n’y prend garde.
Pourtant nous pouvons nous créer un autre destin. Une bonne lecture du « Rapport annuel 2004 » de la Banque africaine de développement ne laisse pas d’étonner sur les capacités actuelles de l’Afrique dans tous les domaines d’enrichissement interne et de possibilités d’investissement étranger rémunérateur. Le mal – qui n’est pas dans les étoiles – demeure notre torpeur, notre inorganisation et notre naïve confiance en un partenariat international douteux.
Alain Peyrefitte avait averti : « Quand la Chine s’éveillera, le monde tremblera. » Le monde tremble aujourd’hui pour cause d’envahissement du textile chinois. C’est un exemple pour une Afrique qui n’a pas l’ambition de faire trembler le monde. Elle doit tout simplement comprendre désormais que, comme nous y invite Kateb Yacine, « il faut que notre sang s’allume et que nous prenions feu… ».
La terre est fertile, la semence est prête. On cherche des hommes. On cherche des femmes. Lucides et déterminés. Par la prière ou par l’intelligence, par la sueur ou par les larmes, il faut absolument qu’ils émergent.
Nous devons impérativement y contribuer.

* Ancien secrétaire général adjoint des Nations unies, professeur de sciences politiques.

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