Hassan II et Kadhafi vus par Aznar

Dans son dernier livre, l’ancien président du gouvernement espagnol brosse le portrait de trente-cinq personnalités qu’il a rencontrées lorsqu’il était au pouvoir. Parmi elles, les chefs d’État du Maroc et de la Libye. Subtil et féroce.

Publié le 6 juin 2005 Lecture : 22 minutes.

Il préside une fondation d’études politiques et sociales à Madrid, donne des cours à l’université de Georgetown, aux États-Unis, prononce des conférences à travers le monde, écrit des éditoriaux dans le Wall Street Journal et publie des livres. Après Huit ans de gouvernement paru l’an dernier, Portraits et Profils est le second ouvrage que José María Aznar, 52 ans, tire de son expérience au pouvoir. De Castro à Poutine, de Bush à Chirac, de Blair à Jean-Paul II, celui qui fut président du gouvernement espagnol de 1996 à 2004 livre trente-cinq croquis de personnalités rédigés à sa manière : l’intelligence du trait n’exclut pas la férocité.
Ce Castillan calculateur et secret, tenace et cérébral avait, au pouvoir, l’orgueil des timides mais aussi l’entêtement, parfois l’arrogance, de ceux à qui tout réussit. Sous l’impulsion de cet homme aux allures de Charlie Chaplin triste, au visage impassible et au regard noir, conscient d’avoir été trop longtemps méprisé – « c’est pour cela que je suis vivant », a-t-il dit un jour -, l’Espagne est devenue un pays optimiste et vital, dont l’écart avec les États les plus riches de l’Union européenne s’est considérablement réduit. Mais le rêve s’est fracassé sur les attentats terroristes du 11 mars 2004, eux-mêmes issus en partie d’un engagement militaire en Irak voulu, contre son peuple, par un Premier ministre solitaire, obsédé par la grandeur retrouvée de l’Espagne.
Parmi ces Portraits et Profils, nous avons choisi de vous donner à lire ceux de Hassan II et de Mouammar Kadhafi. Avec le premier, les relations qu’entretint José María Aznar furent, on le sait, toujours difficiles et empreintes de méfiance mutuelle. Avec le second, c’est une autre histoire, puisque Aznar fut l’un des artisans du retour du colonel prodigue dans le giron des États « respectables »…

Le roi insistait pour parler de Ceuta et Melilla

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Selon une tradition politique bien établie, ma première visite dans un pays étranger en tant que président du gouvernement a été réservée au Maroc. Une coutume destinée à réaffirmer que l’amitié doit présider aux relations entre deux pays voisins qui ont en commun une longue histoire, dont les rapports sont de plus en plus étroits, et qui sont appelés, inévitablement, à coopérer dans de nombreux domaines.
Ce premier voyage, qui a eu lieu du 27 au 28 mai 1996, a été un grand moment de cordialité. Très logiquement, les Marocains étaient dans l’expectative depuis le changement politique intervenu en Espagne. Ils ne savaient pas quelle allait être la ligne du nouveau gouvernement, et s’il y aurait des modifications significatives dans nos relations avec eux. Il est vrai que je les avais déjà un peu tranquillisés en leur annonçant que je respecterais la tradition et que ma première visite officielle serait pour le Maroc. De plus, ce voyage avait été minutieusement préparé, dans tous les domaines : diplomatique, politique, économique, et même personnel. Et les Marocains surent apprécier cet effort dans toute sa dimension.
Au cours de ces deux jours, j’ai reçu les meilleures preuves de cette hospitalité marocaine, splendide et généreuse. Le moindre geste, le plus petit détail, tout avait été fait pour rendre mon séjour le plus agréable possible et établir entre nous des relations fluides.
C’est si vrai que quand je suis arrivé à mon hôtel, à Rabat, les Marocains m’ont conseillé de prendre des précautions, car des micros pouvaient avoir été installés dans ma chambre. Leurs services de sécurité en ont même démonté quelques-uns, qui doivent maintenant être exposés, tels des trophées-souvenirs, au siège de ce département. En réalité, ça ne m’inquiétait pas outre mesure. Car, entre le fait que je parle peu – encore moins au téléphone – et ma tendance à parler bas, les microphones ne risquaient pas de capter beaucoup d’indiscrétions. Plus tard, il m’arriva de revivre ce genre d’expérience. Mais celle-là fut la première, et je m’en souviens aujourd’hui – je le dis comme je le pense – avec bonne humeur.
Le roi Hassan II m’a reçu dans son palais de Skhirat, à moins d’une heure de route de Rabat. Un palais entouré de grands pâturages clôturés, où sont élevés les chevaux du haras royal. Il m’a accueilli avec une grande amabilité. À peine arrivé, nous avons tenu notre première réunion.
J’avais fait la connaissance du roi quand j’étais encore dans l’opposition. Il fumait sans arrêt. Sur une petite table ouvragée installée à côté de son fauteuil, il choisissait toutes sortes de cigarettes de marques différentes. Mais, cette fois, il ne fumait plus. Nous avons eu une longue conversation générale sur les relations entre l’Espagne et le Maroc, ainsi que sur divers sujets internationaux. En particulier l’Europe. Il était évident que le roi n’allait introduire aucun élément susceptible de créer la moindre friction, de créer une polémique ou un malentendu. Le roi Hassan II a exprimé à plusieurs reprises son désir de maintenir avec l’Espagne de bonnes relations et son souhait que les engagements pris avec le gouvernement socialiste soient respectés. […]
Personne ne fit allusion, pas même une seule fois, ni de manière indirecte, à un quelconque événement, ou thème, qui aurait pu introduire la moindre divergence. Le roi Hassan II offrit un déjeuner dans le patio du palais. L’enceinte était d’une rare beauté, et la nourriture somptueuse. Les deux fils du roi étaient présents. J’ai eu l’occasion de parler avec eux, car ils étaient mes voisins immédiats à table. C’est à ce moment-là que le roi m’a accroché, sans que les services du protocole en fussent informés préalablement, le Grand Cordon de l’ordre du Ouissam Alaouite, la plus haute distinction marocaine.
Le prince héritier m’a reçu à l’état-major, puisqu’il était le chef des Forces armées royales. À l’époque, les spéculations allaient encore bon train quant à la possibilité que son frère, dont on disait qu’il avait un caractère plus énergique, plus semblable à celui de son père, soit le véritable successeur. […]
Hassan II, émir et Commandeur des croyants, fut un roi disposant de pouvoirs absolus et d’une indiscutable autorité. Une autorité à laquelle peu de monarques actuels peuvent prétendre. Il était également un miraculé qui avait survécu à plusieurs attaques et attentats. Il avait une grande expérience internationale, à la fois longue et intense, il savait jouer ses cartes, et il avait une parfaite connaissance des règles du jeu et des limites à ne pas franchir.
Comme bras droit, il avait Driss Basri. Un homme implacable, d’une grande expérience, fin connaisseur, comme le roi lui-même, de la nature et des rouages de la politique internationale.
J’avais fait la connaissance de Hassan II, à Madrid, alors qu’il était en visite officielle en Espagne. J’étais alors le chef de l’opposition. Je savais que les relations du Maroc avec l’Espagne avaient toujours été complexes. Et plus encore depuis les événements du Sahara. En tant que journaliste, mon grand-père avait couvert la guerre du Rif, dans les années 1920. Plus tard, il fut nommé ambassadeur dans ce pays. Hassan II venait tout juste de s’installer sur le trône. À la maison, nous avions vécu les événements d’Afrique du Nord avec intensité, et je garde un souvenir très précis de l’impact de la Marche verte. […]
Il était évident que je me trouvais en face d’un monarque dont l’expérience était plus que suffisante pour manier avec habileté les relations complexes entre nos deux pays. Sa vision, c’est naturel, était déterminée par les intérêts marocains qu’il était dans l’obligation de défendre. De son côté, la politique espagnole était correcte, mais comportait également, c’est tout aussi naturel, quelques erreurs. Il fallait être prudent.
Avant ma deuxième visite au Maroc, en avril 1998, nous avions organisé plusieurs sommets bilatéraux qui, en principe, devaient garantir la continuité et la stabilité de nos relations. À notre arrivée, nous fûmes logés dans une maison réservée aux hôtes officiels. Le roi me reçut au palais de Rabat, sur une terrasse surplombant un patio utilisé pour la formation de la Garde royale. L’accueil fut extrêmement correct, mais le ton n’était déjà plus le même que celui de la première visite.
Nous abordâmes la question du Sahara. D’entrée, le roi indiqua clairement que sa position reposait sur la souveraineté marocaine. À quoi je répondis que la position espagnole était celle de toujours, et que c’est le roi lui-même qui avait accepté le référendum proposé par l’ONU dans son plan de paix. Peu après l’ouverture de la réunion, le roi tenta d’introduire, comme thème prioritaire de notre conversation, le statut des villes de Ceuta et de Melilla. Il m’expliqua qu’il voulait aborder cette question, et qu’il fallait le faire tout de suite. Je lui répondis qu’avec tout le respect dû à Sa Majesté je n’étais pas venu au Maroc pour parler de deux villes espagnoles. Nous pouvions parler de l’Europe, au sein de laquelle l’Espagne s’est toujours sentie engagée vis-à-vis du Maroc. En outre, il y avait beaucoup de thèmes, en matière de relations bilatérales, sur lesquels nous pouvions avancer. Il fallait tenter d’améliorer nos relations économiques, susciter l’investissement espagnol au Maroc, chercher des solutions au problème de l’immigration.
Le roi insista sur la nécessité de parler de Ceuta et de Melilla. Je redis que cette question n’était pas inscrite à l’ordre du jour de notre conversation. Il rappela alors qu’il avait proposé, il y a quelques années, de constituer une cellule de réflexion sur Ceuta et sur Melilla. Je répondis qu’en ce qui concerne les villes espagnoles tout était déjà bien réfléchi, et qu’aucune considération supplémentaire n’était nécessaire. Après avoir insisté une fois encore, et obtenu de moi la même réponse, le roi me dit que le Maroc n’allait pas faire la guerre à l’Espagne pour Ceuta et Melilla et que nous aurions l’occasion de revenir sur ce sujet. J’expliquai que je me considérerais comme informé des intentions du Maroc et de la volonté de son roi, avant d’ajouter que l’Espagne était préparée à toute éventualité. Si une éventualité venait à acquérir une plus grande importance, dis-je, nous aurions toujours le temps d’en parler avec plus de précision et de sérénité.
À partir de cet instant, et du fait de la tension que cet échange avait créée, la conversation était pratiquement terminée. Mais le roi Hassan II, revenant sur le sujet, me demanda si ce que j’avais dit signifiait que, si le Maroc se comportait bien à l’égard de l’Espagne, l’Espagne, à son tour, travaillerait en faveur du Maroc au sein de l’Union européenne. Je précisai que selon moi la question pertinente n’était pas de savoir si un pays se comporte bien avec un autre. Ce que j’ai dit, ai-je souligné, c’est que l’Espagne et le Maroc peuvent avancer ensemble dans beaucoup de domaines, et que la présence de l’Espagne dans l’Union européenne peut être utile au Maroc. Que son action pouvait avoir une influence importante au bénéfice du Maroc sur le plan économique, sur le plan social, et même du point de vue politique. Dans ces domaines, nous avons beaucoup d’intérêts communs, car chacun des deux pays a intérêt à ce que son voisin connaisse la stabilité et la prospérité. Bien que nos objectifs ne soient pas toujours les mêmes, ce qui est naturel, un vaste champ de collaboration s’ouvre à nous. En particulier dans la préparation des changements que ne manquera pas d’entraîner l’introduction de la monnaie unique.
Hassan II m’expliqua alors qu’il n’avait pas confiance dans le nouveau système monétaire. Il était convaincu qu’il n’y aurait jamais de monnaie unique. Développant mon raisonnement, j’expliquai que l’euro allait devenir une réalité, que le marché unique allait se raffermir et que nous nous acheminions inévitablement vers un renforcement des traités de l’Union européenne. Mais le roi pensait, quant à lui, que l’histoire de l’Europe est avant tout faite de conflits et de divisions, et que ce continent n’allait pas cesser d’être un ensemble composé de nations très différentes les unes des autres. Aussi louables que soient les intentions, et aussi intenses les efforts entrepris, ce projet ne pourrait pas « prendre », expliqua-t-il. Tout en admettant que de sérieuses difficultés nous attendaient, je lui répondis que le processus était définitivement sur les rails et qu’il prenait une direction opposée à celle que le roi semblait prévoir. Ainsi prit fin cette conversation, à laquelle avait assisté l’ambassadeur Jorge Dezcallar. […]
Le contraste entre la première et la seconde visite ne pouvait être plus grand. Pourtant, Hassan II n’adopta pas une position plus agressive sur Ceuta et sur Melilla. Il savait que le Maroc ne pouvait pas sortir gagnant d’une bataille frontale. Mais il avait mis en place tous les moyens dont il disposait pour la livrer. Et s’il y avait eu la moindre chance de victoire, il se serait lancé.
En 1999, j’assistai aux funérailles du roi. La dimension internationale du monarque fut mise en évidence par le nombre de dignitaires étrangers qui se rendirent sur place. Ils étaient si nombreux que notre avion dut attendre longtemps avant de pouvoir atterrir à Rabat. J’accompagnai le roi don Juan Carlos et doña Sofía lors de leur visite au nouveau monarque. Hassan II avait été une figure si déterminante de la vie marocaine que le pays semblait submergé par l’émotion.
Le sentiment de loyauté envers le roi était tel qu’une foule immense, gigantesque, avait envahi les rues de Rabat et se bousculait dans un désordre indescriptible, comme j’ai eu peu de fois l’occasion d’en voir.
Ce furent des moments épuisants physiquement, tant la pression était forte. Bill Clinton et Abdelaziz Bouteflika étaient collés l’un à l’autre, comme je le fus très vite au Premier ministre du Yémen, Abdel Kader Bajammal. Nous finîmes par atteindre le mausolée où Hassan II repose désormais à côté de son père.
Hassan II n’était pas un interlocuteur facile, et on ne peut pas dire de lui qu’il était un ami de l’Espagne. Mais c’était un homme intelligent, très conscient des conséquences de ses actes, et d’une grande expérience. C’est la raison pour laquelle en plusieurs occasions, au cours de ces dernières années, je me suis souvenu de lui.

Pas question de signer le livre d’or du colonel

Mouammar Kadhafi a pris le pouvoir en Libye le 1er septembre 1969 au moyen d’un coup d’État qui renversa le roi Idriss. Né en 1942, il avait été promu au grade de capitaine en 1967. Il avait 28 ans quand il est arrivé à la tête du pays. J’en avais alors 14. J’étais un collégien. J’ai terminé mes études, je suis entré dans la vie politique, et je suis resté dans l’opposition pendant plusieurs années. J’ai présidé le gouvernement pendant huit ans. J’ai quitté le pouvoir volontairement. De son côté, Kadhafi n’a jamais cessé d’être, trente-cinq années durant, le Líder Máximo de son pays. Il a changé plusieurs fois de fonction, mais, même si la charge qu’il assumait changeait de nom, Kadhafi incarnait toujours l’autorité suprême en occupant la responsabilité la plus élevée.
Dans le cas libyen, je me demande si on peut vraiment parler de régime politique, au sens strict du terme. Car une aussi longue présence au pouvoir a fini par créer une structure au centre laquelle se retrouve toujours Kadhafi.
Au cours de ces années, la Libye est devenue un grand producteur de pétrole et de gaz, grâce à la découverte et à l’exploitation d’importantes ressources dont la population, malheureusement, n’a jamais bénéficié. Le pays s’est retrouvé isolé sur la scène internationale après que ses liens avec le terrorisme furent rendus patents, le 21 décembre 1988, quand se produisit l’attentat contre le vol 103 de la PanAm, au-dessus de Lockerbie, en Écosse. Deux cent soixante-dix personnes périrent dans l’explosion.
Mon premier contact avec Kadhafi eut lieu au Caire, en avril 2000, à l’occasion d’un sommet Union européenne-Afrique. Il me fit parvenir un message dans lequel il me faisait savoir qu’il souhaitait me rencontrer.
Kadhafi aime le spectacle. Il a un sens aigu de la mise en scène et il sait créer autour de lui une certaine attente, qu’il organise en mettant en oeuvre des éléments scénographiques très étudiés. En cela, il a une grande expérience. C’est ainsi qu’il s’était installé non pas dans un hôtel ni même dans une résidence spéciale, mais sous une tente que l’on apercevait de loin, dans la banlieue du Caire. Dans ce décor, Kadhafi gérait son emploi du temps, ses réunions et ses rendez-vous avec un soin extrême. Et même avec une certaine sophistication.
Nous avions répondu que nous étions disposés à parler avec Kadhafi, mais pas à n’importe quelle condition. Ni dans n’importe quelle circonstance.
Finalement, nous nous sommes rencontrés dans une salle proche de celle où se tenait la conférence. Nous devions former un tableau étrange. Kadhafi était drapé dans l’un de ces vêtements d’inspiration africaine aux couleurs vives et voyantes qu’il avait l’habitude de porter, et moi je marchais avec une béquille, à cause d’une récente opération du ménisque. Il s’est montré affable. Peu de temps avant, il avait prononcé devant l’assemblée plénière un de ses fameux discours d’histrion où se mêlent provocations et facéties. Il avait fait rire une partie de la salle et scandalisé l’autre. Je n’étais pas disposé à applaudir ce genre de comportement, et je le lui ai dit franchement. Ce qui ne l’a pas empêché de se montrer attentif et cordial.
Nous étions tous deux intéressés par la question des rapports entre nos pays et, en particulier, par l’amélioration de nos relations économiques. D’ailleurs, elles commençaient à devenir significatives du fait de nos importations de gaz et de pétrole libyens. Du fait également de l’investissement espagnol en Libye.
À la suite de cette conversation, plusieurs commissions d’études et de travail furent mises sur pied, qui donnèrent des résultats au cours des années suivantes.
Kadhafi exprima le souhait de se rendre en Espagne et à Bruxelles. Je lui expliquai qu’à mon avis ce projet était prématuré. Peu de temps après cet entretien, Romano Prodi accepta la même proposition de Kadhafi et l’invita à Bruxelles. Mais face à la vive polémique que cette initiative provoqua, tant à la Commission européenne qu’au Parlement, il fut dans l’obligation de se rétracter. Le moment adéquat n’était pas encore venu pour inviter Kadhafi en Espagne. Les relations avec la Libye n’en étaient qu’à leurs débuts.
En 2000, les négociations sur l’indemnisation des victimes de l’attentat de Lockerbie n’étaient pas encore terminées. L’année précédente, la Libye avait remis deux de ses ressortissants aux Pays-Bas pour qu’ils soient jugés par la justice britannique. Cette formule avait permis d’enclencher le processus, après de longues années de discussions. Les Nations unies suspendirent alors les sanctions qui pesaient sur la Libye, sans toutefois les lever définitivement. Tout le monde savait que ce pays disposait d’armes de destruction massive, mais Kadhafi le niait.
Outre la possibilité de promouvoir les échanges économiques, l’Espagne avait les moyens d’aborder certaines questions restées ouvertes. Bien que la Libye fût présente dans certains forums de dialogue méditerranéens, elle ne s’était pas intégrée au plus important d’entre eux : le processus de Barcelone.
Ce forum, qui existait depuis cinq ans, avait permis de réunir les pays des deux rives de la Méditerranée. Les Libyens avaient toujours justifié leur absence avec un argument, à mes yeux très discutable, selon lequel le processus de Barcelone brise l’unité de l’Afrique, que la Libye aspire – c’est ce que disent les Libyens – à diriger. De plus, la Libye a toujours éprouvé un intense sentiment de crainte à l’égard de l’Union européenne. Une crainte dont Kadhafi a su se servir pour étayer les arguments anticolonialistes avec lesquels il a toujours cherché à légitimer son régime. Résultat : la Libye n’a jamais voulu conclure le moindre accord avec l’UE. Cependant, au vu des progrès réalisés par les Nations unies, j’ai pensé que le moment était venu d’explorer, à partir de ce premier contact, la possibilité pour l’Espagne de contribuer à une normalisation avec le régime libyen. À l’image de ce que nous avions tenté avec l’Iran. Je voulais que Kadhafi comprenne que le terrorisme le conduirait nulle part.
C’est ainsi qu’a commencé un processus dont le point culminant fut mon voyage à Tripoli, en septembre 2003, et qui s’est déroulé dans des conditions un peu particulières du fait que le nom du futur candidat du Parti populaire à la présidence du gouvernement venait d’être rendu public.
La Libye aurait souhaité que la réunion se tienne plus tôt. Quant à moi, je préférais attendre de voir comment évoluaient les dossiers sur lesquels nous avions commencé à discuter au Caire, en 2000. Mais des événements décisifs se produisirent entretemps. D’abord, il y eut l’attaque du 11 septembre, et, plus tard, l’intervention en Irak. Laquelle fut suivie par le renversement de Saddam Hussein.
Le premier événement donna l’occasion à Kadhafi de montrer qu’en dépit du caractère très idéologique de son discours et de son régime, en dépit de son goût pour la politique-spectacle, il restait un homme essentiellement pragmatique. C’est ce qui explique sa ferme condamnation des attaques du 11 septembre. Je suis convaincu que Kadhafi s’est rendu compte ce jour-là que le monde avait changé, et que lui aussi, par conséquent, devait changer. Si le régime libyen voulait continuer d’exister, si son leader voulait survivre, il fallait qu’il fasse un geste sans équivoque. Il ne faut pas oublier qu’en 1986 Ronald Reagan avait donné l’ordre de bombarder la maison de Kadhafi, et qu’il avait perdu un de ses enfants dans cette attaque.
Entre 2000 et 2003, à mesure que se développait en Libye un processus interne de réflexion, je recevais périodiquement des envoyés spéciaux de Kadhafi. Nous travaillions ensemble sur deux thèmes. Sur les relations bilatérales entre l’Espagne et la Libye d’un côté, sur les rapports entre le régime libyen et l’Union européenne, ainsi qu’avec les États-Unis, de l’autre. Nous avons fait beaucoup d’efforts pour obtenir de la Libye qu’elle commence à s’éloigner de toute forme de collaboration avec le terrorisme. Avec, en perspective, une possible réinsertion de ce pays dans la communauté internationale.
L’administration américaine faisait preuve d’un grand scepticisme à l’égard de cette démarche. Mais nous la tenions informée de tout ce que nous faisions. J’ai rencontré le président Bush à plusieurs reprises. À chaque fois, il a insisté pour que j’obtienne de Kadhafi qu’il renonce à essayer de fabriquer des armes nucléaires. De son côté, Kadhafi avait confiance dans notre médiation avec les États-Unis. Dans ce contexte, et avec un peu plus de visites que celles qui furent connues, nous avons progressé en cherchant à savoir jusqu’où ce pays pouvait aller sur la voie de l’abandon du terrorisme. Un jour, j’ai posé en toute clarté à Kadhafi la nécessité d’en finir avec les programmes d’armement nucléaire.
La situation prit un tour nouveau après l’intervention en Irak. Un peu avant cela avait eu lieu l’incident de l’îlot Persil à l’occasion duquel Kadhafi proposa ses services de médiateur. Il alla jusqu’à envoyer à Madrid son ministre des Affaires étrangères. Naturellement, je refusai cette offre. J’avais encore en mémoire certains de ses discours sur Ceuta, Melilla et les îles Canaries. Je savais également, de la bouche même de Kadhafi, le peu de considération qu’il avait pour Saddam Hussein. Tous deux avaient d’ailleurs de très mauvaises relations. Quand les alliés intervinrent en Irak, Kadhafi comprit que le tournant qui venait d’être amorcé ne connaîtrait pas de retour en arrière. Il se demandait, à juste raison, ce qu’il adviendrait de lui à partir de ce moment.
À ce jour, nous n’étions toujours pas parvenus à un accord sur l’indemnisation des victimes de l’attentat de Lockerbie. Mais Kadhafi comprit que le moment était venu de rendre public ce que nous avions entrepris ensemble dans la discrétion. C’est alors que les contacts entre le gouvernement espagnol et la Libye s’intensifièrent. De mon côté, j’étais encore plus intéressé qu’auparavant par un changement d’attitude de ce pays, qui a une certaine importance en Afrique du Nord. Avec les États-Unis aussi les contacts s’intensifièrent. Une situation nouvelle à l’instauration de laquelle l’Espagne n’avait pas peu contribué.
Au terme de ce long processus, la Libye finit par reconnaître publiquement, en décembre 2003, qu’elle était en possession d’armes de destruction massive, d’armes chimiques et biologiques, et qu’elle avait mis en route un programme de production d’armes nucléaires. Elle reconnaissait avoir bénéficié, à une certaine époque, de l’aide de scientifiques irakiens, et avoir reçu du matériel en provenance du Pakistan. Tous ceux qui critiquent l’intervention en Irak devraient prendre ces faits en considération, car ils constituent les premiers résultats concrets de cette action.
Bien sûr, il reste à constater que ce processus que nous avons mis en marche continue de donner des résultats en relation avec la pression extérieure et les particularités du régime libyen. L’avenir nous dira si ce tournant ne fut qu’opportuniste, ou si la Libye a su se saisir de l’occasion qui lui était offerte de devenir, de manière définitive, un interlocuteur de la communauté internationale. Certes, son passé n’est pas très encourageant. Kadhafi est un dictateur, il a eu une influence négative sur une partie de l’Afrique, et il a même utilisé la terreur. Mais aujourd’hui certaines choses ont changé et, jusqu’à présent, les signaux sont positifs. En mars 2004, Tony Blair s’est même rendu à Tripoli.
Quant à moi, avant de voyager pour Tripoli, en septembre 2003, j’avais posé une condition très simple : que le programme établi soit intégralement respecté. La rencontre avec Kadhafi devait avoir lieu le 17 septembre à 21 heures. Je ne voulais ni report ni retard.
Heureusement, tout se déroula comme prévu. Nous pûmes avoir une longue conversation pendant le dîner, au cours duquel on nous servit, à Kadhafi et à moi, des plats différents de ceux servis aux autres convives. Cela m’a semblé insolite. Après le repas, nous avons continué de parler, jusqu’au moment où j’ai dit à Kadhafi que bien que j’appréciais beaucoup sa conversation, à 1 h 30 du matin, en général, je suis déjà au lit. Il m’a alors proposé de poursuivre la discussion le lendemain, bien que la matinée devait être consacrée à une très formelle cérémonie d’adieu. J’ai redit mes conditions, très simples au demeurant, et accepté la proposition de nous revoir à 11 heures du matin.
À 11 heures moins le quart, le lendemain, nous étions toujours à l’hôtel en train de discuter avec une délégation du gouvernement libyen. À 10 h 55, nous fûmes priés par téléphone de nous rendre à la résidence de Kadhafi. Nous fîmes le trajet à toute vitesse. À 11 heures précises, nous étions dans l’enceinte du domaine. À peine avions-nous franchi la porte d’entrée que les véhicules stoppèrent devant la maison détruite par le bombardement ordonné par le président Reagan. La façade de cette maison était recouverte par une peinture murale de propagande. Il se trouve que tous les visiteurs que reçoit Kadhafi doivent visiter la maison et signer un livre d’or exposé à l’entrée. À cet instant, j’ignorais tout de ces détails. Je descendis de la voiture en demandant où était le colonel. On me répondit qu’il se trouvait sous une tente où nous allions nous rendre à pied, une fois que j’aurais visité la maison bombardée et signé le livre d’or. Je répondis que je n’avais pas la moindre intention d’entrer dans une quelconque maison qui ne soit pas la résidence officielle du colonel. Je refusai également d’apposer ma signature au bas de ce livre qui ressemblait à une anthologie de citations contre l’impérialisme occidental. Après avoir refusé une seconde fois d’entrer et de signer quoi que ce soit, ils accédèrent à ma demande de me conduire à la tente de Kadhafi.
Là, il m’exposa ses théories révolutionnaires, déjà largement développées dans son Livre vert, qu’il m’offrit. Il m’expliqua également que toute la décoration de la tente s’inspirait de la structure et des différents niveaux institutionnels du régime libyen, la Jamahiriya. Puis nous abordâmes la question du processus de réincorporation de la Libye au sein de la communauté internationale, et de la situation au Moyen-Orient. Kadhafi a une vision très négative d’Israël. Ce qui en soi n’a rien de surprenant. Il parla également de l’Afrique, dont il se propose d’être, un jour, le dirigeant unificateur, et de l’Arabie saoudite, un pays qui le préoccupe beaucoup.
Je ne partage pratiquement aucune de ses idées, mais j’eus l’impression d’avoir en face de moi un dirigeant qui avait compris dans quelle direction allait le monde.
Avant de nous séparer, Kadhafi m’annonça qu’il voulait me faire un cadeau. J’en fus un peu surpris. Mais je le fus plus encore quand, en sortant de la tente révolutionnaire, je vis qu’on amenait un cheval magnifique, superbement harnaché. Kadhafi m’invita à monter dessus et à faire quelques pas. Je déclinai l’invitation et lui demandai si c’était sa propre monture. C’est alors qu’il m’expliqua qu’il s’agissait du cadeau qu’il voulait me faire. Il me dit son nom : Foudre du Leader. Avec majuscules, je suppose. Il m’offrit également trois vêtements semblables aux siens.
Trois jours après mon retour à Madrid, on m’annonça l’arrivée du cheval par un vol en provenance de Tripoli. Le cheval se trouve actuellement dans l’une des dépendances de la Garde civile. J’ai remercié Kadhafi pour ce geste, mais ce qui m’importe vraiment, c’est qu’il maintienne la ligne sur laquelle il vient de s’engager.

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