Deux fois « non »

Publié le 6 juin 2005 Lecture : 5 minutes.

On a rarement assisté, en temps de paix, à un retournement de fortune aussi extraordinaire, aussi soudain et… imprévu.
Il y a une semaine encore, jusqu’au soir du 29 mai, l’Union européenne n’inspirait aux pays des autres continents, quelle que soit leur dimension, qu’admiration, respect ou… envie. L’euro, jeune et solide monnaie de douze des vingt-cinq pays de l’Union, bénéficiait, lui, d’un tel capital de confiance que son cours était jugé trop élevé par rapport au dollar… dont il menaçait la prééminence.
Et puis, tout d’un coup, patatras !
Depuis le début de ce mois de juin, l’Union est entrée dans la crise la plus grave de sa jeune existence, et certains craignent même de la voir se déliter. Quant à l’euro, du jour au lendemain, son avenir paraît moins assuré… ce qui, tout naturellement, oriente son cours à la baisse.
Que s’est-il passé ?

Invités par leurs dirigeants politiques à approuver, par un référendum populaire, la Constitution européenne concoctée par l’un de leurs compatriotes, l’ancien président Giscard d’Estaing, les électeurs français ont, dans une grande majorité, émis, le 29 mai, un « non » tonitruant, infligeant à ces dirigeants un désaveu cinglant.
Ils ont été suivis et imités, le 1er juin, par ceux des Pays-Bas. Et ce n’est probablement pas fini…
Il n’en fallait pas plus pour déclencher la crise, semer le trouble et le doute, faire entrer l’Union dans une période d’incertitude.

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Je vous invite à lire, en pages 16-28, les informations, analyses et commentaires de François Soudan, Jacques Bertoin, Henri Marque, Michel Schifres, Pascal Airault, Élise Colette, et les témoignages d’André Lewin et de Catherine Clément.
En préambule, je voudrais, dans l’espace dont je dispose, vous soumettre quelques observations que m’inspire cette crise et dire un mot des conséquences que j’entrevois pour la France, pour l’Europe et pour leurs relations avec le reste du monde, en particulier l’Afrique et le monde arabe.

1) Les deux référendums ont révélé aux observateurs qu’il existe, en France comme aux Pays-Bas (et probablement dans d’autres pays de « la vieille Europe », tels que l’Allemagne et l’Italie), une « fracture sociale » plus profonde et plus enracinée qu’on ne le pensait.
Cette « France d’en bas » dont a parlé, il y a trois ans, l’ex-Premier ministre français Jean-Pierre Raffarin, et qu’il pensait (à tort) représenter, existe bel et bien : elle est composée des sans-travail, des peu-éduqués, des gagne-petit, des désenchantés auxquels l’Europe n’a rien apporté et que la mondialisation effraie. Ils sont nombreux, plus qu’on ne le pensait, sans espoir et plus révoltés qu’on ne l’imaginait.
À leurs yeux, « le système démocratique est un gouvernement de riches qui ne représente pas le peuple, mais le domine, le surveille, l’étouffe… ».
Attirés par l’extrême gauche ou l’extrême droite, ils sont en instance de divorce avec les dirigeants institutionnels, qu’ils soient politiques, économiques ou syndicaux.
Le référendum a été leur « Intifada démocratique », et le bulletin « non » qu’ils ont glissé dans l’urne a exprimé, en même temps que leur désarroi, leur révolte contre « l’establishment ».
À ces gros bataillons de « sans-espoir » s’ajoute une frange de la population beaucoup moins mal lotie, composée de gens arc-boutés sur leurs avantages acquis et qui craignent tous les changements. Ils sont souvent fonctionnaires, petits salariés ou assimilés, braqués contre l’immigration, les délocalisations, et ne veulent entendre parler ni de mérite, ni de mobilité, ni de concurrence.
En France, où les services publics occupent une place démesurée, cette frange pèse lourd. Le 29 mai dernier, elle a compté beaucoup.

2) À l’exception de l’Espagne, qui a fait sa mue il y a un an, les principaux pays de « la vieille Europe » ont à leur tête des hommes en fin de parcours, usés par le pouvoir et qui ont perdu beaucoup de leur lucidité et de leur popularité : Chirac, Schröder, Berlusconi et Blair sont tous les quatre dans ce cas.
Chacun d’eux est dans la condition du dirigeant assiégé : encore capable de manoeuvres tactiques pour survivre politiquement, mais trop impopulaire ou discrédité pour une action d’envergure, que ce soit au niveau de son pays ou bien à l’échelle de l’Union.
Si l’Allemagne et/ou l’Italie peuvent espérer changer de dirigeants dans les prochains mois, la France et la Grande-Bretagne sont, elles, promises à un certain immobilisme pour les deux ou trois prochaines années.

3) Les initiés prévoient, pour les semaines et les mois à venir, des accrochages répétés – et publics – entre Blair et Chirac. Les deux hommes ne s’aiment guère, appartiennent à des camps opposés, ont des vues et des intérêts divergents. La crise de l’Europe va avoir pour premier effet de les dresser l’un contre l’autre, et ce dès le « sommet européen » du 16 juin.
La présidence de l’Europe, à partir du 1er juillet, échoira à Tony Blair, pour six mois. Cette période risque de voir les deux hommes et les deux pays s’affronter bruyamment.
Cela fera inévitablement désordre.

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4) Mais la principale conséquence de cette crise sera de donner aux Européens – et au monde – le spectacle d’une Union dont les organes continuent de fonctionner, mais dont le moteur s’est arrêté de tourner ou bien, dans le meilleur des cas, tourne au ralenti.
Centrée sur elle-même, absente, ou presque, de la scène mondiale parce qu’incapable d’arrêter une position commune et de la défendre, l’Union européenne laissera aux États-Unis, pour un temps difficile à évaluer, un champ plus libre au Moyen-Orient (Iran inclus), comme dans le reste de l’Asie, comme en Afrique.
L’hégémonisme américain a donc de beaux jours devant lui, et ce monde multipolaire, dont nous ont bercés Jacques Chirac et Dominique de Villepin, prend l’allure d’un mirage…

5) Ma dernière observation sera relative à la France : le 29 mai dernier, 55 % de ses votants ont donc rejeté la Constitution européenne rédigée sous la houlette de Valéry Giscard d’Estaing et que Chirac a pris sur lui de soumettre à leur approbation (leur « non » visait en réalité non pas la Constitution elle-même, mais ceux qui les conjuraient de dire « oui »).
Il leur reste la Constitution de 1958 voulue par Charles de Gaulle, fondateur de la ve République, amendée plus d’une fois par… ce même Chirac. Mais cette Constitution amendée mise à part, que reste-t-il de la ve République après dix ans de présidence de l’héritier autoproclamé de De Gaulle ?
À mon avis, rien, et c’est là « un effet Chirac » de plus et désastreux, comme l’explique François Soudan en pages 16-23.
La France politique de ce mois de juin 2005 est retournée aux « délices et aux poisons » de la IVe République et fonctionne désormais comme cette dernière. Vous verrez que la ressemblance ira, hélas ! en s’accentuant…
N’a-t-on pas dit de Jacques Chirac qu’il était en vérité un radical-socialiste ?

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