Corruption : la fin de l’impunité ?

Un gouverneur de banque mis en examen, plusieurs hauts fonctionnaires écroués et de nombreux scandales financiers en cours d’instruction. La lutte contre la délinquance économique semble passer à la vitesse supérieure.

Publié le 6 juin 2005 Lecture : 6 minutes.

L’ex-juge franco-norvégienne Eva Joly, championne toutes catégories de la lutte anticorruption, célèbre pour avoir instruit, entre autres, le dossier Elf et l’affaire du Crédit Lyonnais, aujourd’hui conseiller du gouvernement en place à Oslo, a séjourné à Alger du 28 au 31 mai, à l’invitation du ministre de la… Solidarité, Djamel Ould Abbes. Longuement reçue par le président Abdelaziz Bouteflika ainsi que par le Premier ministre Ahmed Ouyahia, Eva Joly a donné une conférence à l’Institut de magistrature. Cette visite intervient au moment où plusieurs affaires de corruption font la une de la presse locale. Un ancien wali (préfet) d’Oran condamné à huit années de réclusion criminelle, celui de Blida démis de ses fonctions, son fils et plusieurs de ses collaborateurs placés en détention préventive, un ancien gouverneur de la Banque d’Algérie, des membres de la commission bancaire et un conseiller de Bouteflika mis en examen. Bref, la justice s’emballe.
Le discours officiel qui fait de la lutte contre la délinquance économique une priorité absolue dans le cadre de l’assainissement du climat des affaires en Algérie est-il en voie d’application concrète ? À considérer l’idée de requérir l’expertise d’une figure telle qu’Eva Joly, on est tenté de répondre par l’affirmative. D’autant que plusieurs autres initiatives vont dans le même sens. De nombreux accords de coopération en matière de formation de juges financiers ont été signés à Alger, le 10 mai, entre Tayeb Belaïz, ministre algérien de la Justice, et son homologue français Dominique Perben. La session d’automne du Parlement a été par ailleurs largement consacrée à la mise à niveau, au pas de charge, de la législation algérienne (en matière de marchés publics, de blanchiment d’argent, etc.). À tous ces éléments s’ajoute le grand nombre de hauts fonctionnaires poursuivis aujourd’hui pour des affaires de concussion et de malversation.
« La lutte contre la corruption figure en tête du programme électoral du président, affirme un proche de « Boutef ». Son discours lors de l’ouverture de l’année judiciaire 2004-2005, le premier depuis sa réélection, en a fait une priorité. Cet engagement ne tient pas de la simple mesure cosmétique. La justice ira au bout de toutes les affaires. Il n’y aura plus d’impunité dans ce pays. » Pourquoi donc ce volontarisme trouve-t-il si peu d’écho auprès de l’opinion publique, toujours sceptique à l’égard du discours officiel ?
Illustration de cette incrédulité populaire : l’instruction de l’affaire Khalifa, du nom d’Abdelmoumen Khalifa, fondateur de la banque du même nom, accusé de faillite frauduleuse ayant coûté au Trésor public la bagatelle de 2 milliards de dollars, a occasionné l’audition de plus de 3 000 personnes, dont quantité de cadres de la République. Un expert judiciaire proche du dossier assure que « le tribunal de Cheraga, où siège le magistrat instructeur, a des allures de Palais du gouvernement tant le nombre des ministres qui y défilent est imposant ».
Cela n’empêche pas l’homme de la rue d’être convaincu que la justice ne s’en prendra qu’à des lampistes, épargnant les puissants du système. Les raisons sont sans doute à rechercher dans l’utilisation passée de ce genre de campagne contre la corruption. Chaque puissant qui tombait était victime d’une vendetta politique. Le 19 juin 1965, les militaires qui avaient renversé le président Ahmed Ben Bella avaient tenté de salir sa réputation : « Nous avons trouvé sous son lit [sic] des lingots d’or provenant du Sandouq Tadhamoune », en référence à la caisse de solidarité alimentée par la population pour financer les premiers pas de la jeune République.
Abdelaziz Bouteflika lui-même n’a pas été épargné par le phénomène. Le successeur de Houari Boumedienne, Chadli Bendjedid, avait confié, en 1981, à Ahmed Taleb Ibrahimi, président de la Cour des comptes à l’époque et aujourd’hui à la tête de Wafa, parti islamiste non reconnu, la tâche de « charger » au maximum l’ancien ministre des Affaires étrangères. On vit alors sortir l’affaire de la gestion des fonds secrets de son ministère.
Plus proche dans le temps, l’affaire Betchine. Ce général, ancien patron des services, était jusqu’en 1998 conseiller et homme à tout faire du président Liamine Zéroual. Réputé affairiste, il a fait l’objet d’une campagne de presse qui a poussé le président Zéroual à abréger son mandat en septembre 1998. Dès que la démission de ce dernier a été annoncée, la campagne a subitement pris fin. Le général a quitté el-Mouradia et la une des journaux. Il s’occupe aujourd’hui de ses affaires à Constantine.
C’est ce genre de dérapage qui pousse ce chauffeur de taxi à mettre en doute la sincérité des autorités dans leur souci affiché d’éradiquer les pratiques corruptrices. « Ils ont condamné Bachir Frik [nom du wali d’Oran cité plus haut], mais son avocat a plaidé la bonne foi : il avait cédé à des pressions de généraux et de dignitaires du régime pour accorder des passe-droits. Bien sûr qu’il s’est sucré au passage, mais qui ne l’aurait pas fait ? Pourquoi est-il seul à payer ? »
La corruption est une pratique généralisée en Algérie depuis quatre décennies et s’est constituée en moteur du système. S’attaquer à la première équivaut à affronter le second. Pourtant, le chef de l’État semble déterminé à aller de l’avant. Il ne s’agit pas d’éradiquer seulement la tchipa – terme populaire désignant le pot-de-vin -, mais de doter la justice algérienne de magistrats capables de lire un bilan financier, d’établir la traçabilité de fonds douteux et surtout de créer un service spécialisé dans les crimes économiques. Certes, la Sécurité militaire disposait à la fin des années 1970 d’une section d’investigations économiques. Mais, selon l’un de ses anciens limiers, « la plupart de nos enquêtes n’ont jamais été transmises à la justice. Elles n’ont servi qu’à une nouvelle répartition de la rente. » Aujourd’hui, cette pratique est devenue impossible. Toutes les investigations sur les crimes économiques se retrouvent sur le bureau d’un juge. Certaines enquêtes sont ouvertes directement par la présidence.
Dans les milieux bien informés, on affirme que Bouteflika a mis en place une structure informelle dirigée par son frère Saïd. Elle est chargée de compléter les informations sur des dossiers dont le point de départ est souvent une lettre anonyme ou une dénonciation qui parviennent d’une manière ou d’une autre sur le bureau du président. Elle n’est pas une police parallèle et ne jouit pas de prérogatives particulières. Après une enquête de proximité, un rapport est transmis à Boutef, et, si des preuves de malversations sont établies, le parquet est saisi. La brigade financière ou la gendarmerie héritent alors de l’affaire. Cette cellule est devenue un véritable cauchemar pour les hauts fonctionnaires indélicats.
La lutte contre la corruption est devenue pour l’Algérie le meilleur raccourci dans le long chemin qui reste à faire pour rétablir la confiance des gouvernés à l’égard de leurs gouvernants. C’est également une exigence des engagements internationaux de ce pays, tels l’accord d’association avec l’Union européenne, la signature de la Convention des Nations unies contre la corruption, ou le projet d’adhésion à l’Organisation mondiale du commerce.
Autre détail qui a toute son importance : le gouvernement a mis sa gestion des affaires publiques sous le regard inquisiteur des experts du Mécanisme d’évaluation par les pairs, outil né du Nouveau Partenariat pour le développement de l’Afrique (Nepad) et qui vise à évaluer la bonne gouvernance des équipes au pouvoir sur le continent. Depuis plus de six mois, ces experts examinent à la loupe toutes les décisions prises par le gouvernement d’Ahmed Ouyahia. La note devrait être rendue publique lors du prochain sommet du Nepad, en février 2006.

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