Chirac échec et mat

Magicien de la politique dont tous les tours sont désormais éventés, le chef de l’Etat sort terriblement affaibli de la victoire du non au référendum sur la Constitution européenne.

Publié le 6 juin 2005 Lecture : 9 minutes.

Tout Jacques Chirac en cinq minutes, une vraie merveille ! K.-O. debout au soir du 29 mai, le président français est réapparu deux jours plus tard, le 31 à 20 heures, le temps d’une allocution télévisée extraordinairement symbolique de la manière qui est la sienne, depuis quarante ans, de faire et de dire la politique. Quel bréviaire du volontarisme ! Cinq fois le verbe « agir », trois fois les mots « engagement », « rassembler » et « déterminé », « x » fois des termes tels que « surmonter », « dépasser », « mobiliser », « décider », « impulser », « autorité », « fort », « immédiat ». Mais quel art de la posture aussi, quelle mimique de l’impuissance et de la conviction vide, quel écran de fumée pour masquer le désaveu, transcender le désarroi et faire oublier le fait que vouloir n’a aucun sens si on ne sait pas ce que l’on veut !
Longtemps, pourtant, la recette a fonctionné. La fortune politique de Chirac repose sur une chaise à quatre pieds : son habilité tacticienne ; sa capacité de nuisance quand il s’agit d’éliminer des adversaires au sein de son propre camp ; son énergie physique (« il n’a qu’une seule qualité, a dit un jour de lui Valéry Giscard d’Estaing, mais elle est d’importance : il a une très bonne santé »), mais aussi son adéquation à un électorat qui lui ressemble. Un électorat ambigu, hésitant, velléitaire, fait de tous ces Français qui souhaitent la réforme sans rien changer à leur situation, qui veulent des choses contradictoires et aiment les déclarations cocardières. Avec ceux-là, Chirac entretient une sorte de relation en miroir. Cette fois pourtant, le miroir semble brisé. Définitivement. Quels que soient les efforts du chef de l’État pour faire accroire qu’il ne s’est nullement senti visé par un vote en partie détourné de son but, le non du 29 mai apparaît comme une sorte de jugement final sur l’action d’un homme qui aura pesé sur la vie politique française pendant quatre décennies. Derrière ce non à la Constitution européenne, combien de « Chirac, assez » ? Des millions, une majorité sans doute.
L’autopersuasion, l’incantation, l’exhortation qui ont présidé à l’allocution du 31 mai ne servent plus à grand-chose. À l’heure du bilan des dix années passées à l’Élysée et au mitan d’un second mandat, le président français apparaît comme un homme qui aura beaucoup plus parlé qu’agi, totalement impuissant à réformer l’État, avec une fâcheuse tendance à se tirer une balle dans le pied. C’est ce dernier point que retiennent nombre de commentateurs : de la dissolution calamiteuse de 1997 au dernier référendum catastrophe, Chirac serait une sorte de docteur Folamour de la politique avec un comportement à la Gribouille, qui, de peur d’avoir des ennuis, les anticiperait. La remarque n’est pas fausse, quoi qu’il faille la moduler par de petits calculs politiciens.
Adepte – sans le dire, bien sûr – d’une fonction présidentielle à la fois absente et présente, avec un titulaire du poste qui décline toute responsabilité et un Premier ministre chargé de les endosser à sa place, Chirac ne fut pas mal à l’aise dans l’exercice de la cohabitation, d’autant qu’il préférait nettement voir à Matignon un Lionel Jospin plutôt qu’un Philippe Séguin mis sur orbite pour l’Élysée. Idem pour le référendum : le président, en bon gaulliste, a toujours eu un faible pour cet exercice qui, selon lui, revivifie la démocratie et a valeur de plébiscite – à condition évidemment que la réponse soit oui. Celui de 2000 sur le quinquennat, qu’il a organisé, lui a laissé un goût de trop peu : au fond, il n’en voulait pas et la victoire du non ne l’aurait pas gêné. Celui de 2005, en revanche, avait une autre valeur puisqu’il s’agissait ni plus ni moins que de préparer la présidentielle de 2007, à laquelle, sauf décès ou maladie, cet homme de 72 ans comptait bien être candidat. Fiasco, donc, et syndrome de fin de règne.
Tout au long de la campagne, Chirac est apparu comme un président en manque d’intelligence de la France d’aujourd’hui, comme déconnecté de la réalité, cramponné à des Français qui n’existent plus. Sa réaction du 31 mai prouve qu’il n’a pas compris le message, il est vrai cruel, que lui ont délivré les électeurs, pas plus qu’il n’a compris la vindicte des juges et des médias à son égard, encore moins le reproche qu’on lui fit parfois d’avoir mélangé caisse publique et caisse privée, lui qui n’eut jamais de vie privée – ou si peu.
Cette fois, rien n’a fonctionné, comme si le système Chirac, fait de mues successives – technocrate dans les années 1960, giscardien en 1974, libéral en 1981, social-humanitaire en 1995, altermondialiste et européen en 2000 -, était à bout de souffle, incapable de se régénérer. Même la greffe de la dramatisation du débat – « oui » ou le chaos -, un grand classique du chiraquisme, n’a pas pris. Lui qui, d’instinct, a toujours rejeté les idéologies et ceux qui les portent et à qui les débats d’idées sont toujours apparus comme des fumisteries, était, au vrai, mal à l’aise et fort peu qualifié pour « porter » un idéal européen abstrait auquel il n’a jamais réellement adhéré. Européen par intérêt, puis par raison et par pragmatisme, il ne l’a jamais été par sentiment, l’Europe se résumant pour lui à un projet au service de l’agriculture française et des ambitions hexagonales en politique extérieure. Fétichiste de l’État, nationaliste et technocrate – tout chez lui se termine par des comités, des observatoires, des circulaires, des lois et des statuts -, il n’était pas crédible dans ce rôle, ainsi que l’a relevé VGE. Pas suffisamment en tout cas pour que les électeurs lui prêtent foi dans le rôle improbable d’un apôtre de la Constitution européenne. Une bonne raison pour lui dire non, sans doute, mais elle n’est pas la seule et certainement pas la plus déterminante.
Ce que les résultats du référendum du 29 mai ont avant tout sanctionné, c’est une manière de faire la politique par le vide, une logique de l’impuissance, une « méthode Chirac » qui désormais ne passe plus. Il y a une part d’injustice dans ce rejet, c’est évident. Chirac, qui a longtemps fait de la politique comme on va travailler chaque matin, sans se prendre pour le maître du monde, n’a jamais eu l’orgueil d’un de Gaulle, d’un Giscard ou d’un Mitterrand. Il n’est pas non plus la girouette que l’on dit : sur les États-Unis, l’ONU, la laïcité ou la cohésion sociale, il répète depuis toujours la même chose, avec obstination et prévisibilité. La façon dont il a su éliminer, parfois trahir, la cohorte des Chaban-Delmas, Giscard, Balladur, Barre, Séguin, Léotard, Barzach, Toubon, Madelin, Millon, Noir, etc., est digne de figurer dans tous les guides de l’apprenti politicien. Pour lui, la politique est un métier, pas un destin, qui se résume en une phrase : « C’est celui qui le veut le plus qui l’a ». Certes, depuis qu’il est à l’Élysée, il lui arrive de songer que son métier est devenu un destin, mais il se reprend vite. Pour sa retraite, le plus tard possible, il ne demande ni la lune ni le bonheur, encore moins un chapitre dans les livres d’histoire, mais simplement à être protégé, respecté, considéré. Le sera-t-il ?
Tout se passe comme si sa politique de l’improvisation au fil de l’eau était devenue, aux yeux des Français, proprement rédhibitoire. Comme un magicien dont on a fini par connaître les tours par coeur, Chirac a fasciné, puis lassé, puis agacé, enfin révulsé. Ingrats, les électeurs ne supportent plus rien de lui. Cette façon par exemple de dire, dans une même phrase, deux choses contraires – ou plutôt une chose et son atténuation, sa restriction – reliées entre elles par des « bien entendu », des « c’est évident », ou des « cela va de soi ». Longtemps, cette technique du double message destiné à deux audiences différentes a fonctionné à merveille. Mensonge ? Non. Chirac proposait aux Français de croire ce qui les arrangeait le mieux, et eux, bonne pâte, tout heureux de trouver leur bonheur au supermarché de la chiraquie, achetaient les yeux fermés. Cette façon aussi, qui n’appartient qu’à lui, de dissocier ses affirmations de ses actes, de dire une chose et d’en faire une autre, de dire une chose et de n’en rien faire, de naviguer avec maestria entre promesses non tenues et omissions volontaires.
À cet égard, l’exemple le plus frappant est celui de la fameuse « fracture sociale », à l’aune de laquelle peut se lire et se décrypter le non du 29 mai. Voilà un vrai problème, repéré et identifié d’instinct par Chirac un soir de 1995 à l’écoute d’un exposé du chercheur Emmanuel Todd. Si Chirac a immédiatement saisi le profit électoral qu’il pouvait en tirer, que reste-t-il, dix ans après, des grandes promesses du chirurgien réducteur de fracture ? Un discours formel sur la cohésion sociale et un problème-boomerang qui a été nommé, simplement nommé, voire sur-nommé, mais jamais traité. S’il est un expert en compassion, Chirac l’est aussi en immobilisme, un immobilisme meublé de projets, d’occupations et de discours.
Au vrai – et les Français le sentent bien -, on a l’impression que, depuis son arrivée à l’Élysée, la politique intérieure l’ennuie. À preuve, il prononce trois fois plus d’allocutions à l’étranger qu’en France et seule semble vraiment l’exciter la fréquentation des grands de ce monde. Normal, dira-t-on. La politique internationale est un théâtre de la parole : on n’a de comptes à rendre à personne, on n’y est jamais seul responsable de son impuissance. Surtout, si ça ne marche pas ou si l’on se trompe, il est toujours possible de prétendre que ça n’est pas sa faute.
Cette évasion, cette issue de secours, Chirac y a eu très largement recours et – il faut le reconnaître – avec un certain talent. Multipolaire, idéaliste, parfois enflammée, sa vision du monde a de la gueule. Peu importe qu’aux réunions de l’Otan, du G8 ou de l’Union européenne, il passe pour un original aux idées saugrenues, comme un Français typique, agaçant et donneur de leçons, Chirac parle : des kilomètres de paroles et des flots de sentiments. Antiaméricain comme on était hier anticommuniste, c’est-à-dire avec des accents de passion mal maîtrisée et l’incapacité de formuler un jugement serein et une appréciation sans réserve, il sait qu’il jouit sur ce point d’un fort crédit auprès de son opinion. Il a un ton juste sur les risques de l’invasion de l’Irak. Astérix face aux Romains, en somme, la potion magique en moins.
Cette suractivité compensatoire, cette escapade sous les sunlights de la presse internationale ne sert pourtant à rien lorsqu’il faut affronter un référendum dont les vrais thèmes sont désespérément hexagonaux : chômage, délocalisations, immigration, assurance maladie, crise sociale… À titre de (maigre) consolation, Chirac peut se dire qu’il n’est pas seul dans son malheur. Vingt-quatre ans après son « au revoir » de 1981, Giscard d’Estaing se voit aujourd’hui contraint de dire « adieu » aux Français, le coeur lourd. « Ils ne savent pas voter sur des textes, pressentait il y a peu l’ancien président, ils se prononcent sur la question qu’ils ont envie de se poser. » Bien vu, comme d’habitude. Sauf que lui-même a probablement coûté des voix au oui. Il suffit pour s’en convaincre de se rappeler avec quelle insistance les responsables politiques partisans du non clamaient leur hostilité à la « constitution Giscard », histoire de faire jouer à plein l’effet repoussoir de ce nom dans leur électorat. Mais, à 79 ans, VGE ne voudra sans doute retenir qu’un seul responsable de ce gâchis historique, lui qui n’a au fond jamais admis que son oeuvre soit soumise au verdict populaire : Jacques Chirac. Un Chirac pour lequel il n’est jamais parvenu, depuis un quart de siècle, à dissimuler son mépris et son ressentiment.
Les vingt-trois mois qui restent avant l’élection présidentielle de mai 2007 risquent d’être bien longs pour l’hôte de l’Élysée. A priori, ses velléités d’une nouvelle candidature – et son avenir tout court – semblent en miettes. On dira, certes, qu’il lui est déjà arrivé de tomber très bas. Que cent fois il a pensé s’arrêter, que cent fois il a continué et qu’il lui est arrivé de rétablir des situations tout aussi désespérées. Au cours du terrible hiver de 1994, il était à 12 % dans les sondages. Les visiteurs du soir se faisaient rares et il se couchait à 22 heures. Alors il faisait semblant, c’était sa force. De cette énergie vitale, de cette capacité de dissimulation, il a plus que jamais besoin pour le chemin de croix qui se profile devant lui.

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