Lilian Thuram : « Je n’oublie pas où j’ai grandi »

Intégration, crise des banlieues, devoir de mémoire, racisme Le footballeur international français livre sa part de vérité.

Publié le 7 mars 2006 Lecture : 9 minutes.

Champion du monde (1998) et d’Europe (2000) avec l’équipe de France, vainqueur de plusieurs titres nationaux et européens avec Parme et la Juventus de Turin, Lilian Thuram, 34 ans, est l’un des rares footballeurs de haut niveau à s’exprimer librement sur des sujets brûlants. Et, malgré un emploi du temps surchargé, se fait fort de joindre le geste à la parole : il est membre du Haut Conseil à l’intégration, a participé récemment à l’action du collectif « Devoirs de mémoires » pour inciter les jeunes à s’inscrire sur les listes électorales et a prêté sa voix et son image à plusieurs campagnes pour le contrôle des ventes d’armes. Sans oublier ses nombreuses interventions publiques, dont la plus retentissante reste sa « passe d’armes » avec le ministre français de l’Intérieur Nicolas Sarkozy à propos des émeutes qui ont secoué les banlieues françaises en novembre dernier, au lendemain de la mort de deux jeunes à Clichy-sous-Bois. Né en Guadeloupe, arrivé dans la métropole à l’âge de 9 ans, élevé dans une cité de la périphérie parisienne, près de Fontainebleau, Thuram n’oublie pas qui il est et où il a grandi. Et le fait savoir haut et fort sans jamais verser dans l’outrance ni le manichéisme.

Jeune Afrique : Comprenez-vous que des gens aient pu être choqués de vous entendre réagir sur les émeutes en banlieue alors que vous n’y habitez plus et que vous avez changé de train de vie ?
Lilian Thuram : Les gens qui ont été choqués croient que je vis reclus dans ma tour d’ivoire. Effectivement, certains footballeurs gagnent de l’argent et s’enferment dans leur petit monde. Mais ça n’est pas mon cas. J’ai des copains qui habitent dans la banlieue, de la famille aussi. Ce n’est pas parce que je gagne beaucoup d’argent que je suis coupé des réalités. Surtout, je n’oublie pas où j’ai grandi.
Vous avez participé à l’action du collectif « Devoirs de mémoires » pour inciter les jeunes à s’inscrire sur les listes électorales. Votre engagement vise-t-il à les mobiliser contre Nicolas Sarkozy pour la présidentielle de 2007 ?
Ou bien je m’exprime mal, ou bien les gens entendent ce qu’ils veulent entendre. Il faut que les choses soient claires : je n’ai rien contre Nicolas Sarkozy. J’ai simplement dit qu’un ministre ne pouvait pas se comporter comme il l’a fait. Ce n’était pas responsable. Ses propos ont envenimé la situation et réveillé un racisme latent. Voilà ce que j’ai dit. Je ne me serais pas permis de donner mon avis sur ce sujet si ça ne me touchait pas. Quant aux jeunes, je leur ai juste dit : « Vous vous plaignez ? D’accord ! Mais n’oubliez pas que vous pouvez faire entendre votre voix et faire changer les choses. En votant, vous montrez votre force. » Mais je ne suis pas là pour donner des consignes de vote. Chacun vote pour qui il veut.
Qu’avez-vous dit à Nicolas Sarkozy quand il vous a invité Place Beauvau, fin décembre ?
On a discuté. Je lui ai dit que la loi interdisant aux jeunes de se réunir dans les cages d’escalier me faisait sourire. En fait, quand j’étais plus jeune, je révisais mes cours dans les cages d’escalier avec celle qui est devenue ma femme. À Noël, une fois, on m’a offert un baby-foot. La maison ne pouvant accueillir tout le monde, on organisait des tournois avec mes copains dans la cage d’escalier. Je crois que le vrai problème est que la plupart des gens se côtoient sans se connaître. Et si on ne partage pas ces différents vécus, il est difficile de se comprendre. J’ai demandé à Nicolas Sarkozy pourquoi les jeunes traînent dans les villes. Il n’en avait pas la moindre idée. Je lui ai dit que moi aussi, quand j’étais plus jeune, j’allais avec des copains à Fontainebleau, la ville la plus proche, et que nous marchions dans les rues des heures et des heures. Pourquoi ? Simplement parce qu’on n’avait pas d’argent pour aller au café. Ceux qui avaient un peu de sous allaient s’asseoir au bar. Mais que faire quand on n’a pas d’argent ? Je pense que Nicolas Sarkozy ne prend pas le temps de comprendre la situation dans ces quartiers.
Vous avez vécu dans une cité près de Fontainebleau. L’habitat des banlieues est souvent montré du doigt comme un facteur d’exclusion. Croyez-vous qu’il faille tout détruire et reconstruire différemment ?
Je ne suis pas persuadé qu’il faille détruire. Il faut juste détruire si c’est insalubre. La vraie question n’est pas là. Si demain vous remplacez toute la population des cités par des habitants de Neuilly, il n’y aura plus de tensions. C’est le fait que les gens n’ont pas de travail qui crée des problèmes.
Le problème est donc social
Oui, c’est d’abord un problème social. Quand vous pensez que 40 % des jeunes de banlieue sont sans emploi C’est là que le bât blesse.
Vous faites partie du Haut Conseil à l’intégration. Que préconisez-vous pour éviter que la situation dérape de nouveau dans les banlieues ?
Je pense qu’il faut lutter contre la précarité. Les gens mélangent tout. Ils disent que les problèmes viennent du fait que les habitants des banlieues sont des étrangers, avec des modes de vie différents. Quand j’étais jeune, j’entendais les mêmes choses. Certaines personnes disaient de nous que nous étions pauvres, que nous ne payions ni le loyer ni l’électricité. Quand je venais bien habillé à l’école, des mauvaises langues disaient que je dépouillais des gens dans le métro pour pouvoir m’habiller ainsi.
Faut-il plus de mixité sociale dans ces quartiers ?
Oui, il faut respecter les quotas de 20 % de logements sociaux pour retrouver la mixité à l’école. Il y a des préjugés très forts et négatifs sur les habitants des banlieues. Parfois, ils ne sont même pas considérés comme Français.
Comment lutter contre ces préjugés ?
En favorisant l’éducation.
Que pensez-vous de la suppression de l’article de loi sur le bilan positif de la colonisation ?
C’est une bonne chose. Ce qui est grave, c’est qu’on ait essayé de le faire passer. On ne peut pas raconter n’importe quoi. Il faut enseigner aux enfants ce qui s’est réellement passé.
C’est-à-dire aussi bien le rôle positif que négatif
Il faudrait qu’on m’explique ce qu’a été le rôle positif. Pour moi, la colonisation, ce sont des peuples, qui, se sentant supérieurs à d’autres peuples, se sont arrogé le droit de conquérir des territoires pour en piller les ressources au nom d’intérêts économiques. Et la « mission civilisatrice » de la colonisation ?
C’est un gros mensonge. À chaque fois que l’on veut faire admettre quelque chose de mauvais, on doit le « maquiller ». Regardez ce qui se passe en Irak. Les Américains n’y sont pas allés pour installer la démocratie mais pour faire main basse sur le pétrole. Idem avec l’esclavage.
Justement, une journée de commémoration de l’esclavage a été instaurée en France.
Tant mieux. Cela prouve que l’esclavage entre dans une mémoire partagée. On a toujours insisté sur le rôle de la France abolitionniste. C’est-à-dire qu’on n’a jamais vraiment réfléchi à ce qu’était l’esclavage.
Est-ce que cela signifie que la France doit faire repentance ?
Non. Il ne s’agit pas d’une repentance, mais d’une réflexion sur notre histoire commune pour dépasser les clivages. Si les uns restent dans une posture de victimes et les autres disent « cette histoire d’esclavage est vieille comme le monde », on ne s’en sortira pas. Le problème, c’est qu’en France on a la nostalgie de la grandeur de l’Empire. Par cette nostalgie, on cautionne tout ce qui a été fait. Or cet Empire s’est bâti sur l’agression des autres peuples. Cautionner ça, c’est admettre une hiérarchie entre les hommes.
Que pensez-vous de la question noire ? La France a-t-elle un problème avec les personnes originaires des Antilles ou d’Afrique subsaharienne ?
La question dépasse largement les frontières françaises. Il faut que les gens comprennent ce qu’est le racisme anti-noir. Dans le foot, par exemple, le racisme touche pratiquement toujours des joueurs noirs. Un peu partout dans le monde, les Noirs sont dévalorisés.
Pourquoi ?
L’histoire de la population noire est marquée par l’esclavage et la colonisation. Qu’on le veuille ou non, le Noir est « enfermé » dans cette histoire qui le présente comme un sous-homme. Résultat logique : il s’est créé dans l’imaginaire des gens une vision négative du Noir. Pourquoi y a-t-il tant de préjugés racistes autour du Noir ? Quand j’étais plus jeune, j’avais souvent l’impression qu’être noir était une tare. Ou alors, j’entendais dire que les Noirs sont gentils, joviaux, sympathiques On enferme ces gens dans des clichés ! Et en plus, vu l’état actuel du continent africain, ça fait tout un ensemble.
Vous voulez dire que l’actualité africaine rejaillit sur la conception qu’on se fait des Noirs en France ?
Oui, cela joue. C’est un tout. Si demain l’Afrique devient un continent où le niveau de vie est élevé, le racisme diminuera. C’est évident !
Est-ce que vous pensez que le Conseil représentatif des associations noires [Cran] est légitime ? N’est-ce pas du communautarisme ?
Qu’est-ce que le communautarisme ? Une « certaine » France peut elle-même faire du communautarisme en n’intégrant pas le plus petit nombre. La notion de communautarisme est ambiguë. Je n’arrive pas à comprendre pourquoi ce mot a toujours une connotation négative. Ce n’est pas parce que des personnes se rassemblent pour engager une réflexion sur leur condition que c’est négatif. C’est le contraire qui serait grave. Et puis si les Noirs n’essayent pas de casser leur image dégradante, personne ne le fera à leur place.
Êtes-vous favorable à la discrimination positive ?
Je me suis longtemps posé la question. Aujourd’hui, je pense que ce n’est pas une bonne chose. Dire aux personnes qui se sentent exclues : « vous allez participer au tout dans la limite des quotas », c’est encore une restriction. En outre, attribuer des postes sur d’autres critères que la compétence peut avoir des effets pervers. Imaginons que dix postes soient réservés à telle catégorie de la population ; si, parmi la population ciblée, cinq candidats seulement sont bons, va-t-on embaucher cinq postulants médiocres pour remplir les quotas ? Les quotas sont là pour calmer les gens qui réclament plus de droits. On leur dira : « Maintenant, vous vous la fermez, vous arrêtez de revendiquer des choses parce que les quotas sont remplis. Vous n’avez plus rien à demander. » C’est un peu bizarre, et ça n’est pas une solution.
Vous insistez sur la responsabilité des politiques. Les footballeurs doivent-ils aussi donner l’exemple ?
Oui, absolument. À partir du moment où pas mal de jeunes s’identifient à nous, qu’on le veuille ou non, il est préférable que l’on fasse passer des messages positifs. Le comportement sur le terrain doit être exemplaire.
Quelles sont les chances de l’équipe de France à la Coupe du monde en Allemagne ?
C’est difficile à dire parce que cela ne fait pas très longtemps que je suis de retour dans l’équipe. Mais je crois que la France a de grands joueurs. Il va falloir trouver une meilleure cohésion parce que cela ne fait pas très longtemps que nous jouons ensemble. Quant à nos chances c’est difficile à dire.
Y a-t-il des absents africains que vous regretterez ?
Oui ! Le Cameroun et le Sénégal. Le Nigeria aussi. Ce sont quand même les trois meilleures équipes du continent, et elles ne seront pas au rendez-vous. C’est assez bizarre. J’espère que les équipes africaines qualifiées seront à la hauteur.
Savez-vous de quoi sera fait l’après-foot ?
Franchement, je ne sais pas encore. J’espère que j’aurai le courage de ne pas continuer dans le foot.
Le courage ?
Oui. Le foot, c’est ce que je connais le mieux. Il serait donc plus facile pour moi de rester dans le milieu. C’est pour ça que je parle de courage.
Êtes-vous tenté par le militantisme associatif ou la politique ?
Je voudrais surtout contribuer à éduquer les plus jeunes pour qu’ils ne se sentent plus des victimes de l’Histoire J’aimerais aussi pouvoir faire mieux connaître l’histoire de la communauté noire parce que c’est le meilleur moyen de lutter contre le racisme. Aujourd’hui, l’histoire des Noirs est liée à l’esclavage. Et si demain, elle était liée avant tout à l’Égypte, mère de toutes les civilisations ? Beaucoup de gens ignorent que l’Égypte pharaonique était noire.

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