Le sens des libérations

Grâce présidentielle ou liberté conditionnelle, 1 657 détenus ont été élargis le 25 février. Parmi eux, plusieurs dizaines d’islamistes…

Publié le 7 mars 2006 Lecture : 4 minutes.

=Jamais de mémoire de gardien de prison on n’avait vu autant de départs en un seul week-end. Dans la soirée du samedi 25 février et les deux jours qui ont suivi, 1 657 détenus tunisiens ont en effet été libérés. La plupart d’entre eux (1 298) ont été graciés par le président Zine el-Abidine Ben Ali. Les autres bénéficient d’une libération conditionnelle.
Le communiqué officiel ne le précise pas, mais au moins 83 personnes que les organisations humanitaires considèrent comme des prisonniers politiques sont aujourd’hui libres. Selon une association de défense des prisonniers, au moins 73 islamistes membres du mouvement Ennahdha ont été libérés sous condition. Parmi eux, six dirigeants connus, dont Hamadi Jebali, l’ancien directeur de la rédaction du journal Al-Fajr, l’organe officiel du mouvement (voir interview ci-contre), et Mokdad Arbaoui, qui présidait le bureau exécutif au moment du démantèlement de la formation islamiste, en 1991.
Neuf internautes accusés d’avoir procédé à des téléchargements à partir de sites « interdits » ont également été élargis. Six lycéens et leur professeur membres du « groupe de Zarzis » (une ville du Sud tunisien) figurent parmi eux. Les deux autres sont originaires de la ville de L’Ariana, dans la banlieue de Tunis. Reste à interpréter le sens de ces libérations en masse et de leur timing. S’agit-il d’une première batterie de mesures annonçant les grandes réformes attendues par tous les libéraux, au sein et à l’extérieur du régime ? Si tel est bien le cas, quel rôle ont joué les critiques sur l’état des libertés dans le pays lancées par les médias occidentaux pendant le Somment mondial sur la société de l’information (SMSI), en novembre 2005, à Tunis ? S’agit-il au contraire de mesures de clémence exceptionnelles, à l’occasion, par exemple, de la célébration, le 20 mars, du cinquantième anniversaire de l’indépendance ? Est-ce le fruit des pressions de plus en plus insistantes des États-Unis et de l’Union européenne en faveur d’une accélération des réformes politiques ? Ou une réaction au rapport confidentiel que le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) a remis aux autorités le 6 février, après plusieurs visites dans les principaux centres de détention du pays ? Il est probable que toutes ces considérations ont influé, à des degrés divers, sur la décision du président.
Quoi qu’il en soit, le désengorgement des prisons était dans l’air depuis l’accord conclu entre les autorités tunisiennes et le CICR, le 26 avril 2005 – bien avant le SMSI. En Afrique du Nord, seule la Mauritanie a signé, la même année, un accord de ce type. Les délégués de l’organisme onusien ont donc été autorisés à visiter régulièrement tous les lieux de détention du pays et à s’entretenir avec les détenus, même ceux qui ont été condamnés pour des faits très graves – atteinte à la sécurité de l’État, par exemple.
Un premier rapport a été remis le 28 février au ministre de la Justice et des Droits de l’homme par Bernard Pfefferlé, le délégué régional du CICR, qui, à cette date, avait déjà visité douze prisons et une vingtaine de lieux de garde à vue. Peut-il avoir contribué au désengorgement des prisons ? « Ce rapport demeure confidentiel, explique Pfefferlé. Notre objectif est de contribuer à l’amélioration des conditions de détention. Nous ne demandons pas de libérations, sauf dans le cas de situations médicales ou humanitaires exceptionnelles. Mais il va de soi que nous saluons toute initiative visant à libérer des prisonniers »
Les libérations auraient pu ne concerner que les seuls détenus de droit commun. Le fait que le pouvoir ait choisi d’en faire bénéficier quelques dizaines d’islamistes – et les internautes – est donc un événement, au moins symbolique. Tous les libérés avaient en effet presque achevé de purger leurs peines – à quelques mois près. Les autorités ont donc habilement joué le coup. Leur crédit auprès des organisations humanitaires internationales s’en trouvera forcément renforcé.
Depuis près de quinze ans, lesdites organisations font campagne pour la libération des islamistes emprisonnés. Parmi ces derniers, un peu moins de trois cents ont été condamnés, en 1992, pour complot. Par la suite, les procès se sont succédé. Au milieu des années 1990, le nombre des détenus islamistes était généralement estimé à un millier (davantage, selon certaines sources).
Au cours des années suivantes, plusieurs vagues de libérations ont eu lieu, la première – et la plus importante – en 1999 : entre 400 et 500 prisonniers ont alors retrouvé leurs familles. Mais il ne s’agissait que de militants condamnés pour simple appartenance à une organisation interdite. En novembre 2004, la deuxième vague a concerné quelque 80 détenus, dont Zied Doulatli et Ali Laaridh, deux membres du bureau exécutif d’Ennahdha élargis, quelques mois avant l’expiration de leur peine, en raison de la détérioration de leur état de santé. La troisième, en novembre 2005, a vu la libération d’une cinquantaine de détenus. Aucun dirigeant parmi eux
À en croire Mohamed Nouri, l’avocat de plusieurs d’entre eux, quelque 340 de membres d’Ennahdha seraient encore derrière les barreaux, dont plusieurs dirigeants dont les plus connus sont deux ex-« émirs » du mouvement, Habib Ellouz et Sadok Chourou. D’ici à 2007, la plupart d’entre eux devraient avoir purgé les peines auxquelles ils avaient été condamnés. Le dossier sera alors clos. Les responsables politiques et les dirigeants islamistes, qu’ils soient libérés ou exilés (comme Rached Ghannouchi, le chef du mouvement), devront alors s’efforcer de tourner la page.

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