Le pouvoir au peuple

En optant pour la décentralisation, les autorités veulent associer l’ensemble des citoyens à la gestion des affaires publiques. Une manière de favoriser la réconciliation nationale et de conforter la paix.

Publié le 7 mars 2006 Lecture : 6 minutes.

Le génocide de 1994, qui a coûté la vie à près de 1 million de Rwandais, a endommagé durablement la cohésion sociale, privant le pays d’une grande partie de son élite, de ses infrastructures de base et de ses acquis économiques. Douze ans après, les autorités de Kigali continuent donc d’appliquer la thérapie adoptée à la fin des années 1990, à l’issue d’un grand débat national organisé à travers les villages et les villes. Le produit de ces échanges a été analysé et évalué au niveau gouvernemental, en 1999, à Rugwiro, siège de la présidence de la République. L’après-génocide imposait de conforter en priorité l’unité du pays et la réconciliation entre les composantes de ce peuple déchiré. Toutefois, cette opération de consolidation de la paix aurait été vaine dans un pays comptant plus de 60 % d’habitants vivant avec moins de 1 dollar par jour, sans une lutte efficace contre la pauvreté. Deux autres écueils devaient être pris en considération. Le premier tient à la crédibilité des institutions publiques, le génocide ayant été planifié par le gouvernement de l’époque, son administration, son armée et sa police. Compte tenu de cet héritage, comment restaurer la confiance du citoyen envers ses institutions ? Le deuxième handicap était d’ordre géographique. Au Rwanda, on retrouve une densité de population parmi les plus fortes de la planète. À Kigali, par exemple, ce chiffre est de l’ordre de 1 230 habitants au kilomètre carré. La répartition de la population sur le territoire, une suite incessante de collines ponctuées de rares plaines et de vallées, rend complexe toute opération de développement durable. Elle entrave la distribution d’eau potable, l’accès aux services de santé et à l’éducation. Tenant compte de ces difficultés, la stratégie arrêtée à Rugwiro a pris les allures d’un triptyque : un projet de développement dénommé Vision 2020, une feuille de route pour la réduction de la pauvreté et enfin un projet de décentralisation. Le processus de décentralisation en cours fait partie des réformes qui sont liées à la consolidation de l’unité et à la réconciliation nationale.
Par définition, une décentralisation impose une reconfiguration de l’administration, un bouleversement dans la fonction publique (voir entretien avec Hadj Habib Bumaya pp. 60-61) et une large délégation des pouvoirs du gouvernement central aux exécutifs locaux. Le programme de mise en uvre conçu par Protais Musoni, ministre de l’Administration locale, va plus loin. Il s’agit d’un véritable transfert de prérogatives. Désormais, l’amélioration des conditions de vie de la population, le développement économique local et son financement par une fiscalité appropriée et le contact direct avec les bailleurs de fonds sont du ressort de parlements locaux, au niveau des secteurs, exécuté par une équipe de technocrates recrutés directement par les autorités élues du district, le tout étant coordonné par le gouverneur de la province, qui veille à l’harmonisation avec les programmes du gouvernement central, celui-ci gardant les fonctions régaliennes de l’État (politique étrangère et défense nationale).
Le nouveau découpage territorial est entré en vigueur le 1er janvier 2006. Le Rwanda est désormais subdivisé en cinq provinces (Est, Ouest, Nord, Sud, et la ville de Kigali au centre). Concernant le choix des chefs-lieux de province, hormis Kigali, aucune « capitale provinciale » ne compte plus de 200 000 habitants. Ainsi, Nyanza, ancienne capitale royale du Rwanda, devient celle de la province méridionale ; Rwamagana, ancien comptoir commercial créé par des marchands arabes, devient celle de la province Est ; Byumba supplante sa grande voisine, Ruhengeri, pour le Nord ; et Kibuye, sur les bords du lac Kivu, pour l’Ouest, ferme la liste. Même si elles présentent de nombreuses similitudes en matière de vocation agricole avec un relief relativement comparable, chacune des provinces affiche sa spécificité, son histoire, ses atouts et ses potentialités. L’Est, avec ses larges plateaux, s’oriente vers l’élevage sans se détourner des activités touristiques que peuvent générer le Parc national de l’Akagera et les plages du lac Muhazi. À l’Ouest, on mise sur le commerce, notamment avec la rive congolaise du lac Kivu, et l’industrie, avec l’agroalimentaire et la production de ciment. Le Sud demeure, avec l’Université nationale de Butare et les divers pôles d’enseignement technique de Gitarama, un centre de rayonnement scientifique, sans pour autant se détourner de ses plantations de thé. Quant au Nord, caractérisé par ses massifs montagneux et ses terres rendues fertiles par l’activité volcanique, il continue d’être le grenier du Rwanda et de recevoir annuellement des milliers de touristes venus de monde entier à la rencontre des gorilles à dos argenté, derniers représentants d’une espèce menacée d’extinction.
L’objectif de la décentralisation est d’associer la population à la gestion des affaires publiques et de rendre plus efficace l’accès aux services collectifs pour les citoyens. Pour ce faire, les provinces se subdivisent en districts. Le Rwanda en compte 30 regroupant 416 secteurs pour un total de 2 147 cellules, structures de base de l’administration locale. Celles-ci ont élu, le 6 février, un conseil exécutif de 10 personnes, dont un coordonnateur et ses deux adjoints. Ces trois derniers deviennent membres du Conseil, sorte de parlement local existant au niveau de chaque secteur (voir encadré page précédente). Le 13 février, l’exécutif des secteurs a été élu au suffrage universel. Outre l’exigence pour les candidats de justifier d’un niveau universitaire, ils sont tenus de se présenter à titre individuel et non investis par une formation politique. L’ensemble de la classe politique est unanime sur cette question : pas d’implication des partis dans la compétition électorale. « Les plaies du génocide ne se sont pas tout à fait cicatrisées, précise Protais Musoni. Et nous avons tenu à ce que le débat soit axé sur les compétences et le savoir-faire du candidat plutôt que sur son programme politique. Les valeurs démocratiques sont largement respectées par cette forme de scrutin dont la finalité est d’asseoir durablement la participation du citoyen à la gestion de la cité ou de l’espace commun. » Maintenant, il s’agit d’obtenir de l’élite intellectuelle qu’elle quitte Kigali et les autres centres urbains pour encadrer ces élus aux prérogatives élargies. C’est là qu’interviennent la réforme de la fonction publique et la revalorisation. Avec la bénédiction des institutions de Bretton Woods. Les salaires ont triplé au 1er janvier 2006. Une manière d’encourager les meilleurs cadres à faire carrière au service des collectivités locales.
« La décentralisation devrait contribuer à l’émergence de 30 nouvelles villes et 416 centres de négoce, assure Nepo Rugemintwaza, directeur en charge de la décentralisation au ministère de l’Administration locale, fidèle second de Protais Musoni depuis la date de lancement du projet, en 1999. Car le développement local ne pourra se faire sans l’urbanisation des populations rurales. La promotion de l’habitat regroupé a pour objectif d’assurer une meilleure prestation de services des autorités locales, de provoquer l’apparition de nouveaux centres urbains et de contribuer au développement de ceux existants. L’élite qui aura choisi de s’installer dans les districts et les secteurs voudra se doter des commodités dont elle disposait à Kigali. Elle s’inquiétera des conditions de scolarité de ses enfants ou de la proximité d’un hôpital ou d’un centre de soins. C’est une motivation supplémentaire et une garantie d’efficacité en matière de développement, et cela au plus grand profit de l’ensemble de la population. » À terme, la répartition de la population devra être bouleversée avec une rationalisation de l’occupation de l’espace.
À l’issue des élections locales, en février, la mise en place des institutions a été entamée. Les gouverneurs sont déjà en place, des projets de développement plein la tête avec un esprit de compétition. Théoneste Mutsindashyaka, ancien maire de Kigali, aujourd’hui gouverneur de la plus importante province en superficie, celle de l’Est, s’est installé à Rwamagana dans l’objectif d’en faire, d’ici à quelques années, la deuxième ville du pays : en clair, faire passer le nombre des habitants de Rwamagana de 120 000 à 600 000 habitants. Enthousiasme débordant ? « C’est mon ambition », rétorque-t-il. Son rêve ? Voir le plus rapidement sur le marché international des produits labellisés Rwanda Eastern. On retrouve la même ferveur dans les autres provinces. Chacun a la volonté de trouver rapidement le plus court chemin vers le développement. Le tout en consolidant la réconciliation nationale.
Au Rwanda, l’État porte une grande responsabilité vis-à-vis du génocide. « En multipliant les cadres d’échange et de participation à la gestion publique, c’est la paix que l’on conforte », affirme Nepo Rugemintwaza. Quant au développement, on peut faire confiance aux Rwandais, qui cultivent inlassablement la moindre parcelle de terre arable. Fût-elle en pente, à 45 degrés, comme c’est souvent le cas.

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