Jusqu’où ira la fronde ?

La manifestation devant le consulat italien à Benghazi avait été organisée par les autorités. Elle a dégénéré en révolte contre le régime.

Publié le 7 mars 2006 Lecture : 3 minutes.

Marcello Pera n’avait pas tort. Dans un entretien accordé le 21 février au quotidien milanais Corriere della Sera, le président du Sénat italien avait accusé le régime libyen d’être le véritable instigateur de la manifestation violente qui, quatre jours auparavant, avait débouché sur l’incendie du consulat italien à Benghazi, la deuxième ville du pays. Tous les témoignages, aujourd’hui, concordent : les responsables de la Jamahiriya ont bel et bien orchestré et encadré la marche du « Vendredi noir », même s’ils ont fini par en perdre le contrôle.
Le 17 février, en milieu de journée, les prêcheurs des mosquées de Benghazi, tous notoirement inféodés au régime, ont littéralement chauffé à blanc les fidèles, les exhortant à réagir contre la « double insulte faite à l’islam ». Première insulte : la publication dans un quotidien danois de caricatures du Prophète. Deuxième insulte : le soutien public apporté aux « blasphémateurs » scandinaves par Roberto Calderoli, le ministre italien des Réformes.
Quelques heures plus tard, Houda Ben Amer, l’un des responsables locaux les plus en vue, prend la tête de la manifestation. Et là, surprise : plutôt que d’injurier Danois et Italiens, une partie des protestataires s’en prend vertement au « Guide » et à sa Jamahiriya. Mme Ben Amer prend aussitôt ses distances, imitée par les autres responsables présents sur les lieux. Le cortège arrive devant le consulat italien, seule représentation diplomatique occidentale à Benghazi. La véhémence des slogans contre le régime redouble. Exaspérés, les responsables de la sécurité ordonnent aux forces antiémeute de tirer sur la foule, alors que des manifestants ont déjà mis le feu au bâtiment. Bilan officiel : onze morts (une quarantaine, selon l’opposition en exil) et trente-cinq blessés.
Témoin de la scène, un ressortissant italien se confie le 21 février au quotidien La Repubblica. Selon lui, la colère des manifestants n’était pas dirigée contre son pays, mais contre « leurs conditions de vie difficiles » et contre « le régime de Mouammar Kadhafi ». Dans La Stampa du même jour, Francesco Trupiano, l’ambassadeur italien à Tripoli, ne se montre pas aussi explicite, mais abonde néanmoins dans le même sens.
Dès le lendemain, cette version des événements commence à prendre quelque consistance. On découvre ainsi qu’entre le samedi 18 et le lundi 20 février, une trentaine de bâtiments publics ont été incendiés par des jeunes en colère. Les sièges des Comités révolutionnaires ont été saccagés et des portraits du « Guide » lacérés.
Ni l’annonce, à Tripoli, du limogeage de Nasr al-Mabrouk, le ministre de l’Intérieur, ni, à Rome, la démission du ministre islamophobe, ne parviennent à calmer les esprits. Craignant le pire, les autorités libyennes manient tour à tour la carotte et le bâton.
D’un côté, elles dépêchent à Benghazi Sayed Kaddaf Eddam, le propre cousin du « Guide », qui préside les « directions populaires sociales », sortes de conseils de notables. Celui-ci offre aux familles des victimes de généreuses compensations – que certaines n’hésitent pas à refuser – et prend financièrement en charge les soins dispensés aux blessés, dont certains ont été ?évacués vers l’Égypte voisine.
Mais, parallèlement, la ville est placée sous le contrôle des unités d’élite de l’armée, que dirige le colonel Abdel Fettah Younès. Les rafles et les interpellations (plusieurs centaines) se multiplient, les cybercafés sont fermés et les communications par téléphone portable limitées. Tous les hommes de poigne du régime débarquent à Benghazi. Parmi eux, les chefs des services de renseignements, Moussa Koussa et Abdallah Senoussi, le beau-frère de Kadhafi.
À Benghazi, plus que dans le reste de la Libye, les solidarités tribales et régionales ont tendance à se déliter. La ville est volontiers frondeuse, et sa population n’a jamais porté Kadhafi dans son cur.
Coïncidence troublante : les récents événements ont eu lieu au moment même où l’on commémorait, dans la discrétion et la douleur, l’anniversaire de l’exécution de neuf jeunes de la ville accusés d’avoir, en 1987, assassiné Ahmed Misbah, un membre éminent des Comités révolutionnaires. Leur déroulement rappelle irrésistiblement la « fronde » de 1976, au cours de laquelle le siège de l’Union socialiste (le parti unique de l’époque) avait été incendié. Les meneurs avaient été pendus et leurs corps exhibés à la foule pendant toute une journée.
Pour les autorités de la Jamahiriya, il fallait donc étouffer à tout prix cette nouvelle révolte susceptible de faire tache d’huile dans le pays et, surtout, de trouver des relais à l’étranger. Kadhafi semble y être parvenu, au moins pour le moment. Mais Farag Abou Acha, un dirigeant de l’opposition en exil, est catégorique : « Le répit sera de courte durée, les jours du tyran sont comptés. »

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