Berlin, agent trouble

Selon un livre à paraître bientôt aux États-Unis, des espions allemands auraient joué un rôle décisif dans l’invasion du pays, depuis le début de la guerre, le 20 mars 2003, jusqu’à la chute de Bagdad, trois semaines plus tard.

Publié le 7 mars 2006 Lecture : 6 minutes.

En pleine lune de miel avec Washington, aux portes du « harem » de George W. Bush, la chancelière Angela Merkel se serait volontiers passée de cette sale petite affaire. Très majoritairement hostile à l’intervention américaine en Irak, l’opinion allemande a fortement réagi aux révélations, à la une du New York Times le 27 février, selon lesquelles des agents du BND (services de renseignements) auraient activement collaboré aux plans d’invasion de ce pays, depuis le début de la guerre, le 20 mars 2003, jusqu’à la chute de Bagdad, trois semaines plus tard. Et cela alors même que le gouvernement de l’époque, dirigé par Gerhard Schröder, était, avec son homologue français, le plus critique de la « vieille Europe » vis-à-vis de la politique américaine en Irak.
Hypocrisie ? Double langage ? Realpolitik ? À l’origine de cette minitempête médiatique, un livre, à paraître mi-mars aux États-Unis et intitulé Cobra 2 : l’histoire secrète de l’invasion et de l’occupation de l’Irak. Ses deux auteurs, un général des marines à la retraite et un ex-correspondant défense du New York Times, ont eu accès à une étude confidentielle de l’état-major général des armées américaines, daté de début 2005, dans laquelle est détaillée l’aide clandestine fournie aux troupes américano-britanniques par des pays officiellement neutres, voire hostiles à l’invasion comme l’Allemagne, l’Égypte ou l’Arabie saoudite. Un joli scoop, même si, dans le fond, la duplicité étant l’une des caractéristiques des relations internationales, son contenu n’étonne guère.
Février 2003. Un officier de liaison allemand du BND en poste à Doha, au Qatar, transmet à l’un de ses contacts américains de la DIA (Defense Intelligence Agency) – lui-même intégré au sein de l’US Central Command que dirige le général Tommy Franks – un document de valeur inestimable. Selon les auteurs de Cobra 2, qui en ont obtenu la copie (voir sa reproduction ci-contre), il s’agit du nouveau plan ultrasecret de défense de Bagdad établi par Saddam Hussein. À un mois du déclenchement des hostilités, les Américains apprennent ainsi que la tactique initiale envisagée par les Irakiens – multiplier les combats de retardement tout le long des axes de pénétration qui mènent à la capitale afin d’épuiser les troupes d’invasion – a été remplacée par une autre. Directement inspiré des cours de stratégie dispensés dans les écoles militaires britanniques pendant les années 1950, ce nouveau dispositif prévoit de masser l’essentiel des forces irakiennes en cercles concentriques autour de Bagdad. Ce revirement a été décidé par Saddam Hussein lui-même, en dépit des réticences exprimées par certains de ses généraux, lors d’une réunion restreinte tenue à Bagdad le 18 décembre 2002 en présence de son fils Qoussaï et des principaux chefs de la Garde républicaine, censée constituer l’élite de l’armée irakienne. On notera, au passage, que, contrairement à ce qui a été avancé puis martelé à Washington, il n’a pas une seule fois été question, dans le cadre de ce plan ou de ceux qui l’ont précédé, de l’utilisation éventuelle d’armes chimiques ou bactériologiques.
Comment les espions allemands ont-ils obtenu ce document ? Selon Michael Gordon et Bernard Trainor, les auteurs de Cobra 2, le BND avait maintenu à Bagdad deux agents particulièrement bien « introduits », dont l’un était en liaison avec un officier supérieur irakien participant à la réunion du 18 décembre. Avant d’aller se réfugier à l’ambassade de France – l’une des rares à demeurer ouverte pendant la guerre -, les deux hommes ont pu faire parvenir ce plan top secret à leur hiérarchie à Berlin, laquelle l’a ensuite transmis aux Américains.
Ces révélations embarrassantes ont été, comme il fallait s’y attendre, démenties par le gouvernement allemand avec une certaine vigueur. Elles n’en sont pas moins crédibles, pour plusieurs raisons. Tout en clamant sa « virginité », le BND a en effet dû reconnaître que deux de ses agents étaient bien en poste à Bagdad à l’époque des faits et qu’ils ont effectivement communiqué à la CIA et à la DIA quelques informations utiles – mais uniquement à usage « humanitaire », telle la localisation de sites sensibles à ne pas bombarder (mosquées, églises, hôpitaux), voire les lieux où pourraient se trouver les pilotes alliés abattus. On sait aussi que l’armée allemande n’est pas demeurée tout à fait neutre pendant les événements : des navires de guerre patrouillaient dans le golfe d’Aden, un détachement était positionné au Koweït et les missiles Patriot installés par les Américains en Turquie provenaient pour partie de stocks allemands.
Au-delà, nul n’ignore dans la communauté du renseignement les liens fondamentaux qui unissent le BND et la CIA. Les services secrets allemands ont en effet été refondés en 1945 sous la houlette de l’OSS (ancêtre de la CIA) américaine en puisant directement dans le réservoir nazi. Ancien chef du renseignement sur le front russe, le général Richard Gehlen fut ainsi, jusqu’en 1968, le patron du BND avec le soutien appuyé de Washington, qui l’a protégé de toute poursuite pour crimes de guerre. Enfin, les contacts à haut niveau qu’entretenaient les espions allemands en Irak sont eux aussi avérés et explicables. Une bonne partie des Moukhabarate (services de renseignements) de Saddam Hussein ont été formés par la Stasi est-allemande (dont nombre d’agents ont rejoint le BND), une tradition qui s’est poursuivie après la chute du mur de Berlin. Selon des révélations de l’époque, jamais démenties depuis, plusieurs dizaines de membres des services spéciaux irakiens ont suivi des stages de formation en Bavière entre 1990 et 1995.
Jusqu’où est allée la collaboration secrète entre Allemands et Américains ? Le chancelier Gerhard Schröder et son ministre des Affaires étrangères Joschka Fischer en étaient-ils informés ou s’agissait-il d’une initiative autonome du BND ? Le New York Times du 2 mars fait état d’une enquête du Parlement allemand menée en janvier dernier à la suite d’informations parues dans la presse. Selon son rapport, Fischer et Frank-Walter Steinmeier, directeur de cabinet de Schröder, s’étaient mis d’accord, fin 2002, pour échanger des renseignements sur l’Irak. Un agent allemand a travaillé plusieurs mois au QG américain du Qatar et a fait vingt-cinq rapports. Par la suite, malgré « l’absence de consensus politique », l’Allemagne a jugé nécessaire de poursuivre « les échanges d’informations ». Le New York Times cite également un porte-parole du BND, Stefan Borchert, interrogé au téléphone, selon lequel les services allemands n’auraient jamais eu entre les mains les plans de défense de Bagdad et n’ont donc pas pu les communiquer aux Américains.
Cobra 2 produit d’autres révélations, tout aussi gênantes, concernant, cette fois, le rôle joué par deux pays arabes alliés des États-Unis. Toujours selon la même étude confidentielle du Joint Forces Command, le président égyptien Hosni Moubarak, qui considérait officiellement l’invasion de l’Irak comme « une catastrophe humanitaire » et une « erreur grave », n’a pourtant pas ménagé son soutien occulte aux forces américaines directement impliquées dans la guerre. Autorisation de survol par les bombardiers de l’US Air Force, droits d’atterrissage pour les avions ravitailleurs, passage libre du canal de Suez pour des navires équipés de missiles de croisière – lesquels seraient lancés sur Bagdad depuis la mer Rouge, etc. Même complaisance discrète (et honteuse) de la part de l’Arabie saoudite, dont les dirigeants ont concédé aux forces spéciales américaines l’utilisation d’une base secrète à Arar, non loin de la frontière irakienne. Officiellement, le secteur était bouclé pour y accueillir des réfugiés, lesquels ne se sont évidemment jamais présentés
Pour mieux distinguer, avec les nuances nécessaires, leurs amis de leurs ennemis, les Américains avaient d’ailleurs établi une gradation subtile qui ne fut jamais rendue publique. Outre les alliés affichés de la Coalition of the Willing qui envoyèrent des contingents en Irak, il y avait ainsi les Non Coalition but Cooperating (« hors coalition mais coopératifs »), comme l’Allemagne, et les Silent Partners (« partenaires silencieux »), tels l’Égypte, l’Arabie saoudite et les pays du Maghreb. Comme quoi, même dans l’hypocrisie, tout est une question d’échelle

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